Le 20 mars est la journée internationale de la francophonie. Cette date marque la célébration d’une langue commune à travers les cinq continents, à savoir le français. Ici Beyrouth a approché des écrivains libanais exclusivement francophones pour en savoir davantage sur ce qui définit leur amour pour la langue de Molière.

Charif Majdalani
Le français est ma langue maternelle

Charif Majdalani

Je prends toujours un malin plaisir à dire que le français est ma langue maternelle. Et cela d’autant plus que je sais que ça peut provoquer des réflexes dubitatifs ou étonnés. C’est pourtant rigoureusement vrai: le français est ma langue maternelle parce que c’était littéralement la langue de ma mère (l’arabe étant ma langue paternelle), celle dans laquelle j’ai lu mes premiers livres, voire tous mes livres. Les aléas de l’histoire font qu’il y a des Libanais, et pas quelques-uns, qui ont acquis la langue française avant, ou mieux que la langue arabe. Ce n’est là ni le résultat du colonialisme, ni un choix utilitaire lié à l’émigration, c’est un fait porté et justifié par les relations anciennes de certaines communautés libanaises avec l’Europe. Du coup, mon rapport au français est exactement le même que celui qu’entretient avec lui n’importe quel écrivain français. Aucun écrivain n’écrit jamais avec sa langue maternelle, ni avec la langue qu’il a apprise à l’école ou auprès de ses parents. On ne devient écrivain que lorsqu’on a imposé à la langue qu’on a reçue en partage sa propre personnalité, sa propre marque, son style, lorsqu’on la tord, qu’on la tourne et la retourne pour en faire quelque chose de neuf, d’indépendant de la culture et de la société d’où elle est sortie, lorsqu’on se l’approprie absolument.

Salma Kojok
Lorsque j’écris, je suis traversée par toutes les langues qui m’ont créée.  

Il y a d’abord les français: le français de la mère, le français de l’école et puis, le français ivoirien, une langue qui n’existe pas officiellement mais qui vibre en moi, langue faite de mots français mêlés aux comptines baoulé ou dioula de mon enfance et aux expressions nouchi du marché de Treichville. Il y a aussi les arabes: l’arabe rural du grand-père venu du Liban s’installer en Côte d’Ivoire encore colonie française et l’arabe citadin, celui de Beyrouth où je m’installe dans les années 1990, faisant le chemin à l’envers, de l’Afrique vers le Levant.

Ces langues, comme des fleuves qui coulent en moi, dessinent une histoire et une géographie entre trois continents: Afrique, Asie et Europe. Elles déplacent les lignes convenues, dérisoires frontières géographiques, linguistiques ou historiques et m’invitent à trouver dans la fiction une réponse à des questions que je ne peux poser.

Certes j’écris en français, la langue que je connais le mieux, mais dans mon français coule toutes ces langues que je n’écris pas.

Georgia Makhlouf
Dictionnaire et Vache-qui-rit.

Mon premier dictionnaire: Le Grand Larousse illustré ; format à l’italienne, avec sur la couverture une petite fille vue de dos, assise sur l’herbe, un livre sur les genoux: le Grand Larousse illustré. Je réinvente peut-être cette illustration, cette mise en abyme, cet effet d’enchâssement d’un livre à l’intérieur d’un autre, d’un récit dans un autre, mais voilà, c’est ainsi que ma mémoire a construit mon premier dictionnaire et dans un même mouvement, mon rapport aux mots et au monde. Plus tard, beaucoup plus tard, j’apprendrai que l’analyse littéraire et la sémiologie glosent beaucoup sur cet effet Vache-qui-rit car oui, ce si célèbre exemple de mise en abyme se trouvait sous nos yeux dès l’enfance, sur les tables du petit déjeuner et du goûter: les boucles d’oreille de la vache sont elles-mêmes des boîtes de Vache-qui-rit dans lesquelles on voit la vache, qui porte des boucles d’oreilles, et ainsi de suite jusqu’au vertige. Complexité, distanciation, introduction au métalangage, familiarité précoce avec les contenus, mais aussi avec les formes et les usages du langage, tout cela à travers un dessin sur la couverture d’un dictionnaire et une boîte de fromage mou. C’est dès l’enfance et dans un rapport dédoublé à la langue que s’est construite ma relation au français. Et n’oublions pas, car ce n’est pas banal, que la vache sur la boîte éclate de rire.

Rire et mise en abyme, complexité et distanciation, voilà ce qui se jouait à travers l’apprentissage du français tel que nous le découvrions dans les livres. A l’inverse, les livres d’arabe étaient à des années-lumière de cet univers-là. Des livres tristes et autoritaires, peu et mal illustrés, qui nous enjoignaient de répéter jusqu’à plus soif, d’agir sous la dictée, d’obéir aux ordres. Des livres qui nous punissaient et nous grondaient, et dont la laideur dessinait un monde où nous n’avions nulle envie de nous aventurer et où on encourait toujours le risque de se tromper, de trébucher et de se faire taper sur les doigts. C’est dire l’urgence qu’il y a à poursuivre le travail sur l’édition jeunesse et sur la langue arabe, si belle, si riche, si ingénieuse, et pourtant on a tant fait pour nous la faire détester.

Gérard Bejjani
Sans le français, je me demande si j’aurais pu dire ma vérité.

Ce que je n’aime pas dans la francophonie, c’est le mot. Et seulement le mot. Le signifiant. Les quatre syllabes, surtout les dernières. Elles traînent en longueur, en pesanteur, comme une inanité sonore. Elles s’achèvent dans un cri, dans le déni.

Heureusement qu’elles commencent, ouvertes et généreuses.

Ce que j’aime, c’est la première des quatre. Franc. Le franc-parler. Car sans le français, je me demande si j’aurais pu dire ma vérité. J’ai longtemps porté en moi cette chose dont je ne voulais pas. Une tare, un handicap, une honte orientale. Puis, timidement, tendrement, avec les mots francs, avec des mots français, je l’ai apprivoisée, acceptée, je l’ai même chérie, cette chose que je veux être.

Alors la francophonie? C’est cela peut-être: l’envers de Caïn, cette part d’ombre qu’il est moins fréquent ou naturel de regarder et qui, tout d’un coup, se porte si bien en moi, me réconcilie à moi-même, comme une grâce ou une douce et lointaine amitié.

Mona Azzam
Choisir la patrie des mots

Pourquoi écrire en français? Pourquoi cette langue et pas une autre, quand bien même l’on est multilingue?

Choisir d’écrire en français, c’est choisir d’une certaine manière la patrie de ses mots.

C’est en français que je me plais à jouer des mots, à en triturer les sonorités, à en caresser les courbes des lettres, à en modeler les signifiances, à pétrir la pâte malléable du sens pour la remodeler encore et encore… jusqu’à en faire surgir un univers autre. Un univers multiple. Démultiplié à l’infini.

Écrire en français, c’est pour moi re-créer une langue autre, "ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre".

Une langue qui dit l’humain. Une langue aussi foisonnante que l’humain. Aussi enrichissante.

Nicole Saliba-Chalhoub
Immergée dans la langue et la culture françaises

J’ai longtemps éprouvé le français comme ma langue natale. Je suis, en effet, née et j’ai grandi immergée dans la langue et la culture françaises. Lorsque je me suis retrouvée déracinée de mon contexte originel, chassée avec les miens par une nuit froide de l’hiver 1978, pour cause d’invasion de mon quartier par l’armée syrienne et de menace imminente pour nos vies, il ne me restait plus rien de personnel dans le sillage de notre fuite. Absolument rien. Seules les pages des livres que j’avais lus jusque-là – des romans français de littérature enfantine – continuaient de danser dans ma tête, pour contrer l’angoisse qui étouffait mon cœur et enténébrait mon esprit pendant que nous courions vers l’autre côté de Beyrouth, en enjambant des dépouilles encore chaudes dont les folles et heureuses pages dansantes m’empêchaient de prendre conscience…

J’écris en français depuis des décennies. Sous des formes plurielles. Diversifiées. Des ouvrages. Des articles liés à ma recherche scientifique. Des essais. Des romans. Des articles de presse. La raison intrinsèque en demeure toutefois la même. Toujours. J’écris en français pour continuer de vivre. Pour continuer d’éprouver la possibilité d’un autre côté du monde…