Lorsque, le 7 mars 1884, le préfet de la Seine et administrateur de la ville de Paris, Eugène Poubelle, promulgue l’arrêté imposant désormais l’usage par chaque immeuble de trois récipients communs aux locataires, ayant la capacité de contenir chacun jusque 120 litres, pour la collecte des déchets ménagers en vue d’en organiser le ramassage quotidien, il ignorait bien peut-être que sa décision allait être celle d’un visionnaire. En effet, si l’arrêté en question imposait l’usage de trois différents récipients, c’est bien parce que le tri des déchets était déjà prévu: l’un des récipients collecterait les matières corruptibles, le deuxième les papiers et les chiffons, le troisième la faïence et le verre. L’objet de l’arrêté, par glissement métonymique, prend dès lors le nom même de son inventeur et intègre, dès 1890, en tant que substantif, le Grand Dictionnaire universel du français du XIXe siècle, pendant que Paris devient exemplaire pour toutes les villes de province et que son exemple se répand tout autant dans toute l’Europe.

Le préfet Eugène Poubelle, administrateur de Paris.

Le Liban : Une grande décharge

Il suffit de traverser les différentes routes des villes et villages du Liban pour constater très rapidement que le concept dans son ensemble de collecte de déchets ménagers, de ramassage quotidien et de tri est la grande "inconnue", selon la terminologie mathématique. Le paysage se prolonge à longueur de kilomètres sur toute la superficie du pays, un vrai cocktail de puanteurs nauséabondes et bactériennes qui, non seulement sont une vraie menace pour la santé publique, pour l’image extérieure du pays si tant est que l’on veuille encore attirer quelques touristes complètement déraisonnables, encore bêtement passionnés pour le Liban, mais aussi une véritable œuvre de sape pour le moral de la population dans son ensemble.

Nous avons tous en mémoire, cela va sans dire, les différentes stations de la crise des déchets dans notre pays et, plus particulièrement, la suite de manifestations survenues, notamment dès 2015, après la fermeture de la plus grande décharge de la capitale et de sa banlieue, la décharge de Naamé. Nous avons tout autant en mémoire les violences que les revendications pourtant les plus basiques des citoyens ont pu générer, notamment avec l’intervention réitérée des forces de l’ordre pour brider des militants au demeurant pacifiques, mais qui osaient scander à la face des autorités du pays : "Vous puez". Nous avons tous en mémoire la chaîne des promesses qui s’en est suivie, se prolongeant jusqu’au jour d’aujourd’hui, promesses se répétant comme des "litanies de Satan" (pour évoquer Baudelaire au passage, lui qui, souvent, dénonçait les "miasmes morbides" des sociétés humaines, en invitant son âme à se "purifier dans l’air supérieur" et à boire "le feu clair des espaces limpides").

Au moment même où j’écris cet article, je pense avec tout autant de tristesse que de révolte à tous ces miséreux, enfants, adultes et vieux, fouillant dans les bennes publiques remplies à bâbord et à tribord, et déversant leur flot putride tout autour (rappelons-nous donc le fleuve de deux millions de tonnes de sacs-poubelles, traversant Jdeidé, en février 2016, après les pluies torrentielles), pour chercher encore quelque moyen de subsister, fût-il faisandé et, pis encore, létal, dans un pays où l’incurie des politiques, que dis-je! des politiciens, ces nabots incompétents, mafieux et assassins, transforme tout ce qui vit et voudrait vivre en une gigantesque fosse publique aux morts-vivants.

En réalité, la mise en poubelle de notre santé physique et mentale, de notre présent et de notre avenir, de notre joie de vivre, cette "puissance d’exister", comme la désigne Nietzsche, est bien l’œuvre d’une classe politique férue elle-même d’ordures, si habituée à sa propre puanteur qu’elle ne peut voir aucun mal dans la "poubellisation" intégrale du pays et de son peuple. Loin de là! Plus les ordures durent et perdurent partout sur les routes et dans toutes les rues, plus les financements détournés, les enrichissements personnels (et collectifs, évidemment), les blanchiments organisés, les crimes gommés, enfouis gagnent en ampleur et en force au détriment de la dignité humaine de chaque Libanais. Il s’agit, en fait, d’une véritable consolidation du mécanisme d’identification projective de la meute au pouvoir. Ne serait-il pas grand temps de comprendre que la classe politique à la tête du pays, proliférant par dynasties, depuis des décennies, classe politique elle-même trash – l’anglicisme est plus évocateur encore – voire deep trash, n’est autre qu’elle-même une immense décharge vomissant, sans discontinuer, son abjection sur les 10.452 km2? Ne serait-il pas grand temps de comprendre que, jamais, Satan ni ses suppôts ne sauraient s’offusquer de leur propre infamie?

Février 2016,
https://www.reuters.com/news/picture/beiruts-river-of-garbage-idUSRTX28A4W

L’allégorie de la poubelle (à défaut de la caverne)

Dans La République, Platon évoque des hommes enchaînés et immobilisés depuis leur naissance dans une caverne, tournant le dos à l’entrée, de telle sorte qu’ils n’ont jamais vu le soleil dont ils ignorent l’existence. En revanche, ils en perçoivent le rayonnement par un jeu d’ombre et de lumière sur le mur. Prisonniers comme ils le sont, ils sont persuadés que là est la vie même. Or, qu’arrive-t-il, nous dit Platon, si l’un d’entre eux est entraîné à sortir de la caverne? Et de répondre, qu’il sera, dans un premier temps, douloureusement ébloui et bien porté à revenir rapidement sur ses pas pour retourner à sa prison. Mais s’il a assez d’endurance, non seulement il s’habituera à la vraie lumière et apprendra à connaître enfin le monde, mais plus encore, il pourra retourner à la caverne pour libérer les autres de leur ignorance et de leur aveuglement, si tant est qu’ils le veuillent.

Nous, Libanais, sommes enchaînés depuis bien longtemps à nos déchets de politiciens, immobilisés par leur solide persévérance dans notre assujettissement. La face contre le mur, le genou au sol, nous sommes quasiment asphyxiés par leurs relents putrides, intégralement pris en otage, comme le sont notre argent, nos potentialités, notre avenir, nos vies et celles de nos fils et filles. Mais, dans moins d’un mois, nous irons aux urnes pour les législatives. Ce serait bien là l’occasion de sortir enfin le nez de la grande poubelle! Si tant est que nous refusons de croire que les déchets sont tout ce qui nous reste, si tant est que nous voulons de toutes nos forces croire qu’il existe bien une vraie lumière salvatrice, comme le chantait Baudelaire, il faudra bien désenténébrer nos esprits et libérer nos mains pour glisser dans les urnes le choix seul du changement. De l’épuration radicale. Car, croyez-le, chers concitoyens, dans la grande décharge de nos politiciens, il n’y a absolument pas de tri à faire, n’en déplaise au préfet Eugène Poubelle qui, cependant, saura comprendre notre geste et l’agréer.

Que les urnes soient donc la potence de la souillure généralisée! Qu’elles soient le lieu de la résurrection de notre dignité! Qu’elles soient la preuve indéniable que nous, peuple meurtri et spolié, ne sommes pas des déchets!

À bon entendeur, à bon lecteur, salut!

Abonnez-vous à notre newsletter

Newsletter signup

Please wait...

Merci de vous être inscrit !