" De la musique avant toute chose ", préconisait l’écrivain et poète français Paul Verlaine dans son Art poétique. Ainsi soit-il. " Moments Sostenuto " est une chronique musicale qui tend à valoriser les ardents défenseurs de la musique, cette " brûlure du sensible sur les pas de l’ouvert ", comme le chante splendidement le poète libano-français Alain Tasso. Telle la pédale d’un piano soutenant la note d’une gamme, " Moments Sostenuto " cherche à pérenniser l’œuvre d’un compositeur, le labeur d’un musicien ou encore la passion d’un rare mélomane, dans l’obscurité de ces jours présents.

" Est-ce comme ça que vous nous abandonnez et vous décidez de ne plus demander de nous ? Souvenez-vous au moins du passé où nous étions un sourire sur les lèvres de la fidélité ", chantait un jour Wadih Safi. En effet, cette lumineuse mosaïque historique du Liban d’antan, où les équilibres les plus fragiles se raccordaient sans fissure, risque aujourd’hui de s’écrouler sans crier gare. La scène musicale libanaise, imbibée du ferment de la décomposition de cette société, poursuit également son délitement. Seuls les souvenirs du bon vieux temps, à l’image des fameuses montres molles de Salvador Dalí, tournent le temps en dérision pour se frayer un chemin sûr vers une renaissance suprême, reflétant clairement le passage de cet âge d’or de la musique à la pérennité. Ainsi, résonneront les mots prophétiques d’Alphonse Lamartine : " Ô temps, suspends ton vol ! " Élie Choueiri, éminent protagoniste de cette belle époque, demeure aujourd’hui, auprès de la diva à la voix turquoise, l’un des derniers gardiens fidèles de l’autel de l’Art sérieux au Liban. Monstre sacré des trésors musicaux patriotiques et façonneur des majestueuses mélodies éternelles, il remonte, pour Ici Beyrouth, les aiguilles du temps jusqu’à la belle époque des " jours de perles " qui a fait la gloire du pays du Cèdre, ce " lopin de ciel " jeté, par une nuit sans lune, dans un enfer dantesque sans espérance.

Au service de la musique levantine

Élie Choueiri est une grande figure libanaise de la tradition musicale artistique levantine. Doté d’une voix exceptionnelle (de grand ambitus et très agile) et d’une remarquable intellection musicale lui permettant d’élaborer à satiété des phrases musicales innovantes et émouvantes, en même temps que relevant pleinement de la grammaire musicale modale du Levant, il a créé un corpus original et prolifique de nouveaux chants traditionnels à succès. Seuls Muhyiddîn Baayoun et Farjallah Bayda avaient réussi, avant Wadih Safi et Élie Choueiri, à insuffler, dans les modèles musicaux de la tradition populaire citadine du Grand-Liban naissant, une dynamique innovante endogène qui a fait passer leur pratique du mode populaire répétitif au mode artistique et savant improvisatif, tout en chantant des textes majoritairement en dialecte libanais. Élie Choueiri a poursuivi la quête de ces deux pionniers, et est parvenu à atteindre, grâce à son talent hors pair et ses collaborations musicales, et par le biais des festivals et des médias, un très large public. Par moments, il a frôlé la musique de variété, tant ses chants sont devenus populaires ; il est cependant resté à l’écart de la mode des métissages musicaux hétérogènes et des créolisations exogènes que d’aucuns essaient d’imposer comme seul héritage musical libanais digne de ce nom. Bien au contraire, il s’est pleinement adonné, avec Wadih Safi, Nasri Chamseddine, Philimon Wehbé et Sabah, aux vertus créatives des règles grammaticales génératives traditionnelles musicales, articulant la modalité mélodique levantine à une rythmique sophistiquée, agençant savamment la prosodie métrique poétique libanaise avec la chorégraphie dionysiaque christianisée de la dabké, archétype vivant de la ruralité libanaise et asiatique occidentale, selon le professeur Nidaa Abou Mrad. Chantre idéal d’un Liban paysan idéalisé, Élie Choueiri a marqué la mémoire musicale de ce pays d’un sceau indélébile, celui d’un tarab à la fois ludique et nostalgique.

Elie Choueiri
Élie Choueiri avec Alain E. Andrea

Le spleen et l’idéal au Liban 

" Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or ", avait écrit Charles Baudelaire dans l’appendice aux Fleurs du mal, pour assigner au poète la tâche d’un déchiffreur de symbole qui transforme noblement la " douleur rythmée et cadencée " en une " joie calme ". Tel un albatros baudelairien, Élie Choueiri incarne, depuis plus d’un demi-siècle, cette allégorie qui illustre l’omniprésence du spleen et de l’idéal au Liban. Né à Beyrouth, en 1939, Choueiri s’est vu bercer, depuis son enfance, aux majestueux mélismes des chants orthodoxes antiochiens, mêlés à la richesse de la cantillation du Coran. Il n’a pas tardé à s’immerger dans l’océan des modes orientaux, soigneusement tissés par des figures incontournables de la musique arabe dont Oum Kalthoum et Mohammad Abdelwahhab. " Tout jeune, je grimpais sur un vieux figuier à Achrafieh pour en cueillir les fruits. Perché au sommet de l’arbre, je me mettais à fredonner des airs orientaux. Les religieuses de l’école des Filles de la Charité se précipitaient alors à appeler la gendarmerie, me reprochant de distraire les écolières ", raconte-il avec humour, avant de poursuivre, les yeux luisants de nostalgie : " L’une de ces filles qui se précipitait à la fenêtre pour m’écouter chanter est devenue plus tard ma femme. C’était la belle époque. " Si le maestro libanais se plaît à se remémorer la virtuosité et la sensibilité de grands chanteurs, tels que Fairouz, Wadih Safi et Saleh Abdel Hai, il ne manque pas de fustiger certaines voix " menteuses " qui ont déshonoré la scène musicale libanaise : " Je ne regrette pas d’avoir mis mes partitions au service de certains chanteurs car, à cette époque-là, la scène musicale n’était pas abondante en artistes et il fallait assurer sa vie. Ce n’est pas pour autant que j’appréciais leur voix ", confesse-t-il.

Élie Choueiri recevant les insignes de commandeur de l’ordre national du Cèdre du Président Michel Aoun. Photo Dalati et Nohra

Esprit bien préparé

À vingt ans, le destin frappe à la porte d’Élie Choueiri et le mène au Koweït où sa carrière musicale commence à prendre forme. Si les circonstances de son voyage relèvent principalement de la chance, celle-ci ne sourit toutefois qu’aux esprits bien préparés, comme le disait si bien Louis Pasteur. " Un de ces beaux jours, alors que mes amis et moi faisions la course en moto le long de la route de l’aéroport, je tombe de ma Vespa et je me casse le bras. Ne pouvant pas travailler, je réponds par l’affirmative à la demande d’un ami de passer une période de récupération au Koweït ", raconte le compositeur de Bektoub esmik ya bladi (J’écris ton nom mon pays). Arrivé au pays désertique, il se présente à la radio koweïtienne où il déploie toute l’étendue de son talent en interprétant Sawt el-sahara (La voix des éveillés) du chanteur koweïtien Awad al-Doukhi : " Les responsables ont été fascinés par ma voix. J’ai alors profité de l’aubaine et j’ai décidé d’aller chaque jour à la radio ; au bout d’un certain temps, on a décidé de rémunérer mon travail en m’accordant un salaire mensuel ", explique M. Choueiri avec l’humour savoureux qu’on lui connaît. Durant son séjour, il rencontre Awad al-Doukhi qui l’encourage à peaufiner son art et l’incite à apprendre à jouer du oud avec le compositeur égyptien Morsi al-Hariri. Toutefois, tout comme Fréderic Chopin qui incarne la figure de l’Exilé, Élie Choueiri a toujours nourri vis-à-vis de son pays natal une profonde nostalgie. Un concert donné, au Koweït, par le groupe al-Anwar de Marwan et Badia Jarrar, avec Toufic al-Bacha, Zaki Nassif et Wadih Safi entre autres, ravive son engouement pour le pays du Cèdre : ʺCe fut un moment de grande émotion et de joie de constater que la chanson libanaise a été portée à son paroxysme par leur art compositionnel si exceptionnel. Je ne pus retenir mes larmes. C’est ainsi que j’ai décidé de revenir au Libanʺ.

 

 

 

La dédicace d’Élie Choueiri