" De la musique avant toute chose ", préconisait l’écrivain et poète français Paul Verlaine dans son Art poétique. Ainsi soit-il. " Moments Sostenuto " est une chronique musicale qui tend à valoriser les ardents défenseurs de la musique, cette " brûlure du sensible sur les pas de l’ouvert ", comme le chante splendidement le poète libano-français Alain Tasso. Telle la pédale d’un piano soutenant la note d’une gamme, " Moments Sostenuto " cherche à pérenniser l’œuvre d’un compositeur, le labeur d’un musicien ou encore la passion d’un rare mélomane, dans l’obscurité de ces jours présents. 

" Est-ce comme ça que vous nous abandonnez et vous décidez de ne plus demander après nous ? Souvenez-vous au moins du passé où nous étions un sourire sur les lèvres de la fidélité ", chantait un jour Wadih Safi. En effet, cette lumineuse mosaïque historique du Liban d’antan, où les équilibres les plus fragiles se raccordaient sans fissure, risque aujourd’hui de s’écrouler sans crier gare. La scène musicale libanaise, imbibée du ferment de la décomposition de cette société, poursuit également son délitement. Seuls les souvenirs du bon vieux temps, à l’image des fameuses montres molles de Salvador Dalí, tournent le temps en dérision pour se frayer un chemin sûr vers une renaissance suprême, reflétant clairement le passage de cet âge d’or de la musique à la pérennité. Ainsi, résonneront les mots prophétiques d’Alphonse Lamartine : " Ô temps, suspends ton vol ! " Élie Choueiri, éminent protagoniste de cette belle époque, demeure aujourd’hui, avec la diva à la voix turquoise, l’un des derniers gardiens fidèles de l’autel de l’Art sérieux au Liban. Monstre sacré des trésors musicaux patriotiques et façonneur des majestueuses mélodies éternelles, il remonte, pour Ici Beyrouth, les aiguilles du temps jusqu’à la belle époque des " jours de perles " qui a fait la gloire du pays du Cèdre, ce " lopin de ciel " jeté, par une nuit sans lune, dans un enfer dantesque sans espérance.

Baalbeck, à l’aube de l’âge d’or

De retour à Beyrouth en 1963, Élie Choueiri, âgé alors de vingt-quatre ans, assiste à l’essor de l’âge d’or de la musique au Liban, devenu dès lors l’eldorado musical du Moyen-Orient. Érigés en symboles nationaux, Fairouz et les frères Rahbani posaient, à cette époque-là, les premiers jalons de l’opérette libanaise à partir de Baalbeck où le festival éponyme, dirigé alors par Aimée Kettaneh, une femme à la volonté d’acier comme il n’en existe malheureusement plus aujourd’hui, œuvrait à la promotion d’une musique, occidentale soit-elle ou levantine, de qualité avant que le vent de la mondialisation et de la décadence culturelle ne souffle et ne recouvre, après les années sanglantes de guerre dite civile, la ville du soleil et la scène musicale locale du sable grisâtre du délitement artistique et musical. Parmi les premières opérettes composées par les frères Rahbani et interprétées par Fairouz, dans le cadre du prestigieux festival, figurent Ayam al-Hasad (" Les jours de récolte ", 1957), Al-Mouhakama (" Le procès ", 1959), Al-Baalbakiya (" La Baalbackiote ", 1961), et  Jisr el-Qamar (" Le pont de la lune ", 1962). En 1963, c’est au tour de Sabah de se produire sur les marches des temples de Bacchus et de Jupiter, après l’éclatante réussite de la comédie musicale rahbanienne Mawsem el-Ezz (" La saison de la gloire ", 1960), trois ans plus tôt à Baalbeck, dans laquelle chantaient, entre autres, Wadih Safi, Nasri Chamseddine et Philimon Wehbé. Cette année-là, Roméo Lahoud était en charge de ce nouveau spectacle musical, très controversé d’ailleurs, intitulé al-Challal (" La cascade ", 1963), composé par Walid Gholmié et interprété par une panoplie d’artistes chevronnés, tels que Sabah, Joseph Azar, Salim al-Jourdi, Samir Yaghi, Samir Yazbek, ainsi que le jeune Élie Choueiri. " Assi et Mansour Rahbani, ainsi que Toufic el-Bacha, assistaient à ce concert. Clairement impressionné par mon talent, Assi demanda aussitôt à Joseph Nassif, que j’ai connu à la radio koweïtienne, le nom du jeune chanteur que j’étais. Et c’est ainsi que les Rahbani m’ont connu pour la première fois ", précise M. Choueiri qui ne ménage pas, et à juste titre, ses critiques vis-à-vis de la musique de Gholmié, dénuée de toute profondeur musicale.

Élie Choueiri et son oud

Sous le cap des Rahbani

À cette époque, Élie Choueiri, qui avait rejoint la chorale de la Radio du Proche-Orient et de la Radio Liban, fait la connaissance du benjamin du cénacle rahbanien, Élias Rahbani, qui occupait alors le poste de directeur de programme et de conseiller musical à l’antenne libanais. Ce dernier constituera le catalyseur de la rencontre entre Choueiri et les Rahbani : " Un jour, Assi et Mansour me convoquent à leur bureau à Badaro et me demandent, dès mon arrivée, de leur fredonner un petit air afin d’évaluer l’étendue de ma voix. Mon choix se porte alors sur un chant issu de la tradition byzantine ", raconte-t-il. Sabri al-Charif, responsable de la section musicale de la Radio du Proche-Orient (qui émettait depuis la Palestine jusqu’en 1948, marquant l’année de l’exode palestinien, puis de Chypre entre les années 1948 et 1956, et finalement du Liban) et grand collaborateur des Rahbani, présent alors au bureau, s’écrie : " Fantastique ! Lallous, pour le moment, on n’a pas de rôle pour toi, mais tu fais dorénavant partie de notre groupe ". C’est ainsi que le jeune Élie est devenu le protégé des Rahbani. Adhérer au clan des frères prodiges dont le nom est devenu synonyme de génie et de virtuosité, n’est toutefois pas sans concession : " Je passais mes jours et nuits à Badaro à composer et à écrire. Le bureau est devenu ma maison et le travail mon pain quotidien ". Quelques mois plus tard, il se voit confier le rôle de Fadlo dans la pièce Bayaa al-Khawatem (" Le vendeur des anneaux ", 1964). Âgé aujourd’hui de 83 printemps, le maestro libanais ne se lasse pas d’égrener les souvenirs d’antan et se remémore chacune des pièces auxquelles il a participé : " J’ai beaucoup appris de Assi et de Mansour. C’était peut-être l’expérience qui a le plus marqué ma carrière musicale sans pour autant travestir ma propre identité artistique. J’ai participé à une vingtaine de leurs pièces de théâtre, dont al-Layl wal andil (" La nuit et la lanterne ", 1963), Dawalib al-Hawa (" Les moulins à vent ", 1965), Ayam Fakher al-Din (" Les jours de Fakher al-Din ", 1966), al-Chakhes (" La personne ", 1968), et Sah al-Nom (" Bon réveil ", 1970), auprès des grands chanteurs ", affirme-t-il en louant particulièrement le talent de Sabah : " Elle était une vedette et une chanteuse que nul ne peut imiter ".

Au-delà des Rahbani… un patriote

Son alliance musicale avec les frères Rahbani ne durera pourtant pas longtemps. Ne pouvant plus succomber à certaines " concessions ", il décide de mettre fin à sa relation artistique avec eux et de voler ainsi de ses propres ailes. Élie Choueiri ne peut toutefois évoquer Fairouz sans que son cœur ne frémisse : " Sa voix est un instrument de musique en lui-même. On s’appréciait beaucoup ; parmi toutes les voix masculines, elle n’aimait que ma voix. Elle m’a toujours reproché de ne lui avoir jamais rien composé mais… ", dit-il avec beaucoup de regret, en insinuant que le caractère autoritaire de Assi Rahbani entravait toute collaboration musicale. Très exigeant en termes de qualité musicale, M. Choueiri, connu et reconnu après les années de guerre comme un oracle de la chanson libanaise, fustige la détérioration du niveau musical au Liban : " Les compositeurs d’aujourd’hui manquent de sensibilité, tant leur musique est devenue commerciale. Cela s’applique également aux poètes qui font prévaloir des rimes futiles sur la profondeur de la poésie. Les temps ont hélas changé. " Et de poursuivre : " L’art au Liban est alimenté par la culture du mensonge. Rares sont les voix qui sont honnêtes ; la plupart de ces dernières sont trompeuses, et ne frôlent même pas le sensible ". En composant Bektoub esmik ya bladi (" J’écris ton nom ô mon pays ", 1973) pour Joseph Azar, Choueiri s’est imposé, sur la scène musicale libanaise, comme le père de la chanson patriotique. Il cristallisera d’ailleurs, au cours de toute sa carrière, les traits touchants de l’artiste patriotique qui fait prévaloir  l’amour de la nation plus que toute autre considération. Ainsi, il compose une myriade de chansons qui louent l’amour de la patrie, notamment Ya ahel el-ard (" Ô les gens de la terre "), Saff el-Aaskar (" Rangée de soldats "), mais également Tetlaa w tetaamar ya dar (" La maison s’érige et se construit ") et Iyam el-Loulou (" Les jours de perles "), chantées par Sabah, et Zaraana tlalik ya bladi, chantée par Wadih Safi. Selon lui, ce dernier, malgré son " caractère difficile ", demeure à tout jamais " une voix exceptionnelle et un talent à nul autre pareil qui a porté haut les couleurs du Liban "

À cet égard, il convient de mentionner que durant les années de colonisation française, les autorités mandataires ont profité de leur pouvoir discrétionnaire pour faire prévaloir l’enseignement et la pratique de la musique d’art européenne harmonique tonale, ce qui a été contrebalancé par une dévalorisation à l’échelle nationale de la langue musicale autochtone, et donc la langue monodique modale, ceci faisant les frais d’un darwinisme musical conquérant à l’échelle régionale. Cela opère par le biais d’une créolisation exogène amenant à amputer la langue monodique modale et les spécificités systémiques de sa grammaire générative. Toutefois, rares sont les compositeurs qui sont restés fidèles à cette tradition musicale levantine, Wadih Safi et Élie Choueiri étant les ardents défenseurs de cette école musicale. " Le futur de la musique libanaise est sinistre et cela est principalement dû au matraquage publicitaire et au battage médiatique. De nos jours, les médias font passer tout et n’importe quoi en contrepartie de quelques sous ", regrette l’éminent compositeur. Et de conclure, les larmes aux yeux : " Je n’attends rien du Liban ; c’est ma maison. Nous ne pouvons pas exiger de la patrie qu’elle nous soit redevable pour ce que nous faisons ; ainsi, nul n’a le droit de se vanter d’avoir participé à l’essor de son pays, cela relève d’un devoir moral. Malheureusement, les Libanais aiment les autres pays plus que le leur ; ils prient pour les autres pays au lieu de prier pour leur propre pays. Si je décide d’écrire une nouvelle chanson, elle sera intitulée : le Liban avant tout ! "