L’artiste-sculptrice Gulène Der Boghossian, née à Beyrouth en 1951, est décédée le 6 juillet dernier. Ses collègues et ses étudiant.e.s à l’Université libanaise et à l’Académie libanaise des beaux-arts (Alba) pleurent la grande artiste et l’âme passionnée emportée subitement par une maladie foudroyante. Retour sur le récit poignant de sa vie et de ses errances qui ont inspiré son œuvre et la thématique de ses expositions à travers le monde, sur l’odyssée de ses parents arméniens et sur son œuvre.

D’exode en errances

Il y a un an, on s’était réunies devant un café-crème et elle m’avait offert une superbe sculpture de sa collection "Mémoire d’errance" pour me remercier de lui avoir rapporté de mon voyage un médicament introuvable au Liban. Naturellement, la conversation était remontée à l’exode. Les deux parents de Gulène étaient nés en Turquie. Au temps de la guerre mondiale, quand une fille devenait pubère, on s’empressait de la marier avec un homme de son milieu. C’est ainsi qu’à onze ans, sa mère épousa son père. Partis en Cilicie, ses parents n’ont pas tardé à plier bagage, alarmés par le bruit du génocide. Sur les instructions de son père, la mère de Gulène s’enfuit pour le Liban, avec son frère, devenu par la suite écrivain. Arrivés à Sidon, on les dévisageait avec méfiance, on leur montrait ostensiblement leur statut d’indésirables. Ils ont eu beaucoup de mal à dénicher un boulot pour pouvoir subsister. Le travail consistait à arracher les mauvaises herbes d’un cimetière. Plus tard, ils ont appris que le Catholicosat arménien avait acheté de la famille Kahwaji des terres à Bourj Hammoud qu’il vendait aux Arméniens arrivés au Liban, avec des facilités de paiement. Bourj Hammoud était une région marécageuse, car située près du fleuve de Beyrouth, et il fallait constamment remplir de sable les marais. Mais dans la capitale, il y avait encore de la verdure et des vergers gorgés de fruits.

Le père de Gulène, resté à Istanbul, se dépêcha de revenir au village pour vendre ses biens avant de rejoindre sa femme. Les assassinats perpétrés contre les innocents dans les provinces augmentaient à une allure vertigineuse. Il accourut à Césarée, sa région natale, et découvrit, horrifié, le massacre de ses parents. Et comme un malheur n’arrive jamais seul, il fut capturé et retenu en otage par les soldats turcs. Le frère de la sculptrice, Harout Torossian, disparu récemment a écrit un livre sur cet épisode éminemment tragique. L’esclavage du père dura trois ans. On profitait de ses multiples talents, mais un jour, il assista à une scène barbare qui lui glaça le sang dans les veines. Il y avait un boulanger arménien également esclave chargé de préparer le pain. Par inadvertance, il laissa brûler des morceaux. Le chef de la brigade jeta le boulanger dans les fourneaux et le brûla à mort. Pris de panique, le père de la sculptrice prit ses jambes à son cou et nagea longtemps avant d’atteindre une terre ferme. Il rencontra une femme kurde, dont le fils, parti à la guerre, n’avait plus redonné signe de vie. Attendrie par la vue de l’Arménien épuisé et grelottant de froid, elle le cacha dans les foins. Malheureusement il fut capturé de nouveau par les soldats turcs. Son état devenait tellement lamentable que le gardien accepta de le lâcher. Il traversa à pied des centaines de kilomètres avant d’arriver à Alep. La route était sillonnée de bandits. Il dut avaler les pièces en or qu’il avait réussi à emporter pour ne pas être dévalisé et perdre ses derniers moyens de survie. "En se dirigeant vers Beyrouth, il ignorait s’il allait retrouver ma mère ou pas", me raconta Gulène. En ce temps-là, on inscrivait les noms des Arméniens survivants arrivés à Beyrouth sur les parois des églises, pour permettre aux rescapés de retrouver leurs familles. Son père ne tarda pas à tomber sur le nom de sa femme. Il dénicha son adresse et sonna à sa porte. Celle-ci ne le reconnut pas, tant il était devenu squelettique, strié de rides et pâle comme un fantôme. C’était un mort-vivant qui se tenait devant elle et prétendait être son mari. Elle dut faire une enquête, lui faire subir tous les questionnaires possibles pour s’assurer de son identité. À seize ans, la mère, devenue une couturière renommée, prodigua tous les soins possibles à son mari quasi moribond, pour le remettre sur pied. Elle excellait dans la coiffure également, ce qui lui permettait de prendre en charge des mariages, de s’occuper des dames "du tarbouche à la babouche" et de se faire des sous. Un an après sa convalescence, le père décida de se venger de la disparition criminelle de sa famille en fondant une grande famille. "Ma mère mit au monde 14 enfants qui ne survécurent pas tous, hélas!"

Son aîné de 18 ans, le peintre Harout Torossian, faisait la navette entre Paris et Beyrouth. "J’ai été marquée par lui et par son œuvre, comme j’ai été influencée par l’amour de la littérature grâce à mon oncle maternel, l’écrivain Benyamin Boghossian. Je tiens de lui la passion des livres et de la lecture", m’apprit Gulène. Harout Torossian lui a conseillé de développer son talent de sculptrice au détriment de la peinture, si elle devait choisir entre les deux arts plastiques. La jeune Gulène l’accompagnait dans les milieux intellectuels et artistiques arméniens qu’il fréquentait. Là-bas, elle fit la connaissance de son mari, amoureux de musique classique, diplômé en histoire puis en gestion et commerce de l’AUB. C’était avant 1975. Il ne la lâcha plus d’une semelle. Il assistait même au cours d’art plastique avec elle à l’Université libanaise en auditeur libre. Son époux l’a toujours encouragée à approfondir ses études malgré sa grossesse. Ainsi, il va l’accompagner en France là où elle effectuera un stage au musée Bourdelle. "On a profité d’un cessez-le-feu en pleine guerre, pour déguerpir. Nous avons suivi un itinéraire très long, à travers les montagnes pour atteindre Damas et partir pour la France. Les blessures de la guerre libanaise ont ravivé les blessures mal cicatrisées du génocide arménien dans lequel mes grands-parents périrent."

Revenus au Liban, un obus cibla leur maison à Achrafieh. Ce fut la goutte qui fit déborder le vase. Gulène et son mari décidèrent de s’installer définitivement à Paris. Mais en France, la vie ne fut pas rose. L’artiste eut une grossesse compliquée et, comme son mari formé à L’AUB ne parlait pas français, ils furent réduits au chômage.

L’errance ne s’arrêta donc jamais. De retour au Liban, la sculptrice commença à enseigner à l’Alba et son mari entama une belle carrière malgré la guerre. Durant les condoléances de Gulène, sa fille me glisse: "Nos blessures sont très vives et chaque événement les ravive davantage, comme si notre peuple était voué à la mort et à l’errance, partout où il largue les amarres. Gulène a travaillé durement pour mériter une sécurité et une stabilité financière, mais elle s’est toujours battue contre des moulins à vent", déplore-t-elle. "Sa retraite ne valait rien et elle est partie déçue! C’est ce qui me tue, c’est ce qui nous a tués lentement. D’ailleurs quand elle fut internée pendant deux mois à l’hôpital, la caisse mutuelle de l’Université libanaise ne lui a été d’aucun secours, étant devenue inopérante. On dirait que le peuple arménien est condamné à l’errance perpétuelle, à la persécution et à la mort. Ce qui se passe entre l’Azerbaïdjan et le Haut-Karabakh me consolide dans cette vision amère. Par ailleurs, nous avons échappé à la mort par miracle, le 4 août. En revanche, notre maison et notre atelier, situés à Mar Mikhaël, furent touchés de plein fouet par la double explosion du port et nos voitures très endommagées. Nous voulions envoyer de l’aide à l’Arménie pour la soutenir dans son combat actuel, mais cela est impossible tant qu’on paie les frais de la réhabilitation de la maison et de l’atelier. Ma mère croyait en la révolution du 17 octobre, mais aujourd’hui je préfère dire que nous sommes complètement dépité.e.s."

L’œuvre et le style de Gulène Der Boghossian

Gulène a toujours porté enfant et bagages dans sa tentative de trouver un lieu sûr, un sol dur qui ne cache pas les germes d’une guerre et ne crache pas les larves assoupies d’un cratère. Toutes les sculptures de l’artiste dégagent une force communicative qui répond à son exigence de fixer dans la matière l’essentiel de la nature humaine. Une grâce infinie se dégage de ses œuvres, particulièrement de ses nus. La femme est fortement présente à travers Les Danseuses; Les Femmes élancées; Les Femmes portant leur bébé. Gulène a exploité les acquis hérités des maîtres, sans se cantonner dans des limites ou se laisser intimider par des idées préconçues. Il règne chez elle une cohérence entre l’esprit et le geste, la réflexion et la passion. Elle a suivi son cheminement individuel, sondé le monde de la figuration, s’est lancée dans le semi-figuration ainsi que dans l’abstraction, ce qui révèle sa modernité et sa vision audacieuse du mouvement. Son œuvre s’inscrit dans son histoire personnelle racontée au fil des créations, chaque ouvrage apportant "sa pierre" à l’édifice, révélant sa technique au service de ses idéaux esthétiques. Elle a taillé la pierre, le marbre, le bronze. Ses sculptures ont fait l’objet d’expositions individuelles à la cave de France au Liban, à Francfort en 2000, à Dubaï en 2004, au couvent Saint-Paul-Azra et en 2009 à la galerie Saïfi au Liban. Parmi ses expositions collectives, notons ses innombrables participations au Salon Sursock, aux exhibitions des Émirats, au symposium de l’art environnemental en Crète en 2006 ainsi qu’au festival de Lyon en 2002 et à Vienne avec Maral en 2003. Elle a exploité les procédés qui vont du brisement de la forme pleine à la décantation des volumes, de la figuration à l’abstraction. Procédant par émondages successifs avant de ciseler progressivement ses volumes, elle peaufinait chaque affaissement, fignolait le moindre renflement. Elle a sublimé la dialectique du plein et du vide et la plasticité de la matière. Sa réflexion sur le sens des formes est manifeste dans l’exacte densité, le dosage précis de la circulation des flux, la virtuosité de la respiration, le tracé du détail le plus infime, transcendant toujours son ressenti.

D’après l’artiste-peintre Maral, Gulène ne cessait de se remémorer ces errances, ces épreuves terribles vécues par sa famille durant les derniers mois de sa vie. Comme si elle voulait saluer une dernière fois leur combat et leur mémoire. Comme si elle devinait sa rencontre imminente avec tous ces êtres chers disparus, tout en ignorant la nature et la gravité de sa maladie.

"Mémoire d’errance" ou Gulène par ses propres mots

"Mémoire d’errance est le thème des sculptures que j’ai exposées à la galerie Pièce unique, à Solidere, en 2010. L’ensemble de ces sculptures est la représentation plastique d’une expérience personnelle durant la guerre de 1975-1990. Cette œuvre représente une foule de gens qui se sont exilés involontairement, fuyant les atrocités de la guerre. La douleur de l’exil est dure à porter, mais l’histoire n’en fait pas état et le monde est totalement indifférent à leur souffrance. C’est l’artiste, qui au moyen de son art, donne la parole à ces gens malheureux et tente d’ouvrir les yeux et de toucher la conscience. Ces sculptures en silhouette, sans détail sur le corps et sur le visage, exécutées en fer émaillé, aux couleurs vives, ont la forme des courbes et des arabesques qui leur confèrent une charge nostalgique et une forte impression de mouvement. Qu’elles soient en grande, en moyenne, ou en petite dimension, mes sculptures représentent des personnes en marche vers un destin inconnu. La technique que j’ai empruntée joue avec les pleins et les vides, les espaces positifs et négatifs, le fer émaillé et le fer brut rouillé, où j’ai concrétisé le concept de l’errance. L’objectif de cette représentation d’une foule est de réunir ensemble ceux qui sont partis en forme de silhouette "positive"; le vide qu’ils ont laissé par leur départ, représenté par une forme "négative" c’est-à-dire vidée dans une forme rectangulaire placée derrière la figure. Enfin, il existe un troisième groupe de sculptures de femmes au quotidien, qui sont les gardiennes du patrimoine et de sa reconstruction. La technique rigide de ces sculptures est une approche très contemporaine par rapport à la sculpture classique en pierre ou en bronze. Elle consiste à effectuer une coupe dans la plaque de fer d’après un dessin du modèle fait préalablement, puis, une torsion selon le mouvement et, finalement, la soudure au socle. À la fin le coloriage à l’atomiseur. Depuis le concept jusqu’à la fin, mon idée fut visualisée et l’exposition réalisée pour réunir en un moment tous mes proches et amis qui sont partis chercher la paix sous d’autres cieux. J’attends le jour des retrouvailles."