Des contre-vérités sont parfois tellement répétées et reprises par les uns et les autres qu’elles tendent à devenir des faits établis. Il en va ainsi des placements bancaires à la Banque du Liban.

On reproche souvent aux banques d’avoir de leur plein gré placé à la Banque du Liban (BDL) une grande partie de leurs dépôts, attirées, dit-on, par des taux d’intérêts alléchants. Elles auraient ainsi choisi de prendre un risque démesuré, alors qu’elles auraient dû opter pour d’autres types de placements. Cette narration, largement diffusée, a occulté des vérités essentielles et elle est devenue la version dominante. Il est temps de mettre les points sur les i à ce propos.

Les placements des banques à la BDL se répartissent en 3 catégories : les obligatoires, les réglementaires imposés, et les optionnels décidés par les banques elles-mêmes.

Concernant les réserves obligatoires, placées à la Banque centrale sans intérêts, on sait qu’elles représentent actuellement 14% des dépôts en devises (après avoir été 15% pendant plusieurs années), pour un total actuel donc de 14,6 milliards de dollars. On fait remarquer à ce propos que les moyennes mondiales fluctuent entre 2/3% et 5/6%. L’objectif de ces réserves est de contenir la liquidité, et non de financer le commerce extérieur ou des produits subventionnés.

Les placements réglementaires imposés

Concernant la 2e catégorie, celle des placements réglementaires, c’est-à-dire les placements imposés par le Conseil central de la BDL, ils sont plus importants et dépassent 60 milliards de dollars. Pour clarifier leur aspect " réglementaire ", il est nécessaire de revoir une longue série de circulaires et de décisions publiées entre 1993 et 2021.

  • D’abord la circulaire n° 14 (septembre 1993) qui a ouvert l’ère de la dollarisation comme moyen de paiement dans le pays, à côté de la LL. D’abord en autorisant les banques à ouvrir à la BDL des comptes en devises, puis à organiser des opérations de compensation en dollars, enfin à octroyer des crédits en dollars.
  • La 2e étape a débuté en 1998, avec les circulaires 48 et 57 qui ont limité les possibilités pour les banques de faire des investissements extérieurs. La première a fixé un plafond aux crédits à l’extérieur, équivalent à 3 fois les droits des actionnaires. La deuxième a plafonné l’engagement des banques à l’égard de leurs entités extérieures à 25% de leurs fonds propres nets.
  • La circulaire 62 (1999) va dans le même sens. Elle a interdit tout prêt bancaire à des organismes et États dont la notation est inférieure à BBB, puis interdit de placer plus de 10% des fonds propres dans une banque extérieure, ou plus de 25% des fonds propres dans l’ensemble des banques correspondantes.

Ces circulaires apparaissent à première vue comme ayant pour objectif de réduire les risques et de protéger les dépôts, mais pratiquement, elles ont limité la marge de manœuvre des banques et leurs possibilités de placement. De sorte qu’elles ont été pratiquement obligées de placer à la Banque du Liban les dépôts qui dépassent les besoins de l’économie locale, et ce quel que soit l’intérêt payé sur ces placements. C’était la seule issue pour les dépôts en devises, après avoir satisfait les besoins des ménages et des entreprises, qui rappelle-t-on ont été largement servis via des crédits dont le total dépasse 100% du PIB! C’est ainsi que les dépôts placés par les banques à la BDL ont augmenté de 467 millions de dollars en 1993 jusqu’à 2,782 milliards de dollars en 1999, puis de plus de 5 milliards de dollars fin 2001, après la conférence de Paris qui avait permis de diminuer le risque souverain du pays.

Incitations continues

On ajoute à ces développements d’autres décisions réglementaires qui ont incité également les banques à augmenter leurs placements à la Banque centrale.

D’abord, la circulaire 6/67 (mars 2000) a permis aux banques de placer des dépôts en LL et en devises dans des certificats de dépôts (à la BDL) pour une durée plus longue et à des taux d’intérêts supérieurs.

Ensuite la circulaire 72 (octobre 2000) a exigé que les banques conservent une liquidité égale à 10% de tous leurs dépôts ainsi que des crédits qu’elles reçoivent du secteur financier dont l’échéance ne dépasse pas un an. Cette liquidité imposée est à ajouter aux 15% des réserves obligatoires.

Le facteur risque

En plus des circulaires citées qui ont établi la dollarisation et augmenté les placements des banques à la BDL, la politique monétaire s’est basée sur une série de circulaires, appelées intermédiaires (436, 527, 542, 543, 567), qui ont confirmé cette même tendance. Un des aspects de cette politique concerne par exemple le facteur risque. Toute banque doit gérer les facteurs risque inhérents à ses opérations. Mais ce n’est pas uniquement la direction de la banque qui calcule ce risque, des autorités ou organismes extérieurs peuvent décider du niveau du risque. C’est ainsi que la BDL a établi que la pondération du risque des placements à la Banque centrale était de 50%, alors que celle des eurobons était de 150%. De même, selon les circulaires émises, la proportion des pertes possibles des placements à la BDL va de 0,48% à 1,89%, alors que celle des placements en eurobons a fluctué entre 0,98% (septembre 2016) et 2,45% (mars 2020), pour atteindre 45% en août 2020.

Il était donc normal, vu la différence du facteur risque et des pertes potentielles, que les banques soient amenées à placer des dépôts à la BDL, plutôt que tout autre placement, y compris les crédits privés à moyen et long terme.

La fiction des intérêts excessifs

D’autres aspects de la politique monétaire (en 2017, 2018 et 2019) ont largement favorisé aussi les placements bancaires en dollars à la Banque du Liban. Certaines mesures ont en plus été contraignantes, dont par exemple en 2019 l’obligation pour les banques de transférer des liquidités placées dans les banques correspondantes vers le Liban pour les placer à long terme à la BDL.

Enfin, l’idée largement diffusée affirmant que les banques ont beaucoup profité des intérêts mirobolants n’est pas très correcte non plus. C’est que la moyenne des revenus des placements des banques à la BDL entre 1993 et 2021 était autour de 5,3%, alors que la moyenne des intérêts payés sur les dépôts des clients était de 4,2%. La marge moyenne de profit n’était donc que de 1,1%. Et ceci n’est que la marge brute, de laquelle il faut enlever les dépenses d’exploitation pour arriver au bénéfice net.

Hiérarchie des responsabilités

Une dernière remarque: la responsabilité de la politique monétaire n’incombe pas à une personne mais à une entité appelée Conseil central de la BDL, comprenant le gouverneur, les vice-gouverneurs, les directeurs généraux des ministères des Finances et de l’Économie, et le Commissaire du gouvernement auprès de la BDL. Et tout au long de la période 1993-2021, on n’a entendu personne parmi les représentants du gouvernement protester contre les politiques monétaires, consacrées par les circulaires susmentionnées. Ce qui fait que la responsabilité essentielle incombe aux gouvernements successifs d’abord, puis au Conseil central de la BDL, puis aux banques, et enfin aux déposants.

Il n’est pas encore clair comment cette hiérarchie des responsabilités va se traduire lorsqu’on entamera la répartition des pertes. On craint effectivement que les chaînons les plus faibles face à l’autorité de l’État finissent par porter la plus lourde charge, c’est-à-dire les actionnaires des banques et les déposants.

(*) Makram Sader est le secrétaire général de l’Association des banques au Liban

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