Une rengaine usée jusqu’à la corde propage l’idée qu’on doit changer de modèle économique. Exit cette "économie rentière" qui aurait prévalu dans le pays durant des décennies. À la place, on va encourager l’ "économie productive", prise ici dans la bouche de ces prêcheurs dans le sens industrie et agriculture. Ces secteurs auraient été complètement négligés au profit de la rente improductive. Face aux politiciens qui adorent pérorer, mettons les choses au point, en nous concentrant ici uniquement sur l’industrie.

D’abord, par industrie, ces théoriciens de la politique économique veulent en général dire "industrie manufacturière", là où on aligne des usines-hangars avec leurs fonderies, cheminées et tout. Or, dans cette époque post-industrielle, la notion s’est élargie et englobe les industries culturelle, informatique, audiovisuelle, publicitaire, musicale, financière, etc. En plus, les délocalisations des usines de l’Occident vers l’Asie ont changé la donne, de sorte que la valeur ajoutée – la matière grise – demeure en Occident, alors que la fabrication se déplace ailleurs. À titre indicatif, l’industrie manufacturière pure représente 10% du PIB en France, moins qu’au Liban (15%).

Ensuite, à partir des années 2000, notre industrie a bien été encouragée. Elle a bénéficié de crédits bonifiés pour les investissements, qui, ajoutés à la garantie de l’organisme Kafalat, réduisaient le taux d’intérêt réel à 1 ou 2%, avec des délais de grâce et un remboursement à long terme.  En fait, les crédits bancaires à l’industrie ont atteint 6,4 milliards de dollars, soit 11% du total (2019) – la même proportion qu’en France.

À cela on a ajouté des exemptions fiscales substantielles toutes les fois où l’investissement dépasse un certain seuil, emploie un nombre minimal d’ouvriers libanais et/ou s’installe dans une région périphérique. En plus, la matière première est exempte de taxes, ainsi que la moitié des exportations.

Les failles du système

Alors pourquoi les investissements industriels n’ont pas foisonné avec tous ces avantages? D’abord parce que l’investissement industriel est pensé nécessairement à long terme. Alors que le commerçant peut recouvrer son investissement en une saison ou deux, et le promoteur immobilier en trois ans, l’industriel a besoin d’une dizaine d’années. Dans un pays où un Hezbollah (et alliés) peut, à chaque saute d’humeur de son chef, lancer une guerre, bloquer le pays, ou invectiver les pays-marchés traditionnels d’export, toute initiative à long terme porte nécessairement un facteur risque élevé.

En plus, l’industrie souffre d’une infrastructure défaillante et d’une corruption endémique, deux plaies qui touchent tout le monde, mais encore plus l’industriel. Un industriel a besoin d’électricité stable, d’eau, de législation stable et de zones viabilisées. Il a besoin d’un nombre impressionnant de permis et reste soumis à des contrôles continus, autant de formalités et de signatures qui sont souvent inventées par les ministres successifs rien que pour escroquer l’industriel via un chantage continu. Qui plus est dans un pays où tous les voyants liés au "climat des affaires" sont au rouge.

Et ce pauvre industriel qui veut faire les choses selon les normes et la législation est concurrencé par la contrebande et le dumping sans limite, et par des ateliers de fabrication installés dans la banlieue sud et autres carrés protégés, là où on ne paie ni impôts, ni électricité, ni eau, ni charges sociales, ni permis. Et là où on ne suit aucune des normes imposées par la législation.

Alors oui, si vous insistez, on peut développer l’économie productive. Mais comme apparemment ce n’est pas dans l’intention de nos dirigeants de lâcher prise, cela reste un vœu pieux, que les politiques débitent machinalement pour l’unique raison de le lire dans le journal du lendemain.