En mettant l’accent sur la portée pacificatrice et nationale du document, la conférence organisée par l’Arabie saoudite samedi à l’Unesco pour le 33ème anniversaire de Taëf a surtout permis de recentrer au niveau institutionnel le cadre d’un éventuel débat autour du document d’entente nationale.

La conférence organisée par l’Arabie saoudite samedi à l’Unesco pour le 33ème anniversaire de Taëf a renvoyé un message d’appui national presque unanime (seul le Hezbollah n’y était pas représenté, sans pour autant être attaqué) au document d’entente nationale ayant mis fin à la guerre de 1975.

Même si une amélioration du document n’est pas écartée, les principes qu’il comporte, notamment la parité, sont perçus comme intrinsèques à la bonne gouvernance du pays et son vivre-ensemble. Les réformes préconisées sont quant à elles un chantier qu’il reste à entamer, pour autant que la marche institutionnelle reprenne son cours.

En mettant l’accent sur la portée pacificatrice et nationale du document, la conférence a surtout permis de recentrer au niveau institutionnel le cadre du débat autour de Taëf, s’il doit se produire. Au même titre que sa légalité, c’est la légitimité du document d’entente nationale qui a été renouvelée : des intervenants ont retracé la genèse du texte, dont chaque disposition a un historique de pourparlers qui la justifie, et une genèse nationale, a relevé, par exemple, en substance Antoine Messarra, ancien membre du Conseil constitutionnel.

Au niveau diplomatique, la conférence a confirmé l’alignement saoudo-franco-américain sur la nécessité d’appliquer le texte, préalablement à toute révision, si encore elle s’impose. La conférence s’est tenue en présence d’une large assistance incluant le Premier ministre sortant Najib Mikati, et de nombreux parlementaires, dont des députés du Courant patriotique libre et le député Marada Sleiman Frangié, ainsi que des diplomates, parmi lesquels une représentante de l’ambassade suisse, laquelle a été à l’origine d’une initiative de dialogue autour de la crise, étouffée dans l’œuf.

Message diplomatique clair saoudien et onusien

L’ambassadeur d’Arabie saoudite Walid Boukhari a donné le ton lors de sa participation au premier panel, animé par le journaliste Walid Abboud.

" Aujourd’hui, nous avons grand besoin de la formule de vivre-ensemble (…) telle que définie par Taëf (…) surtout en terme de préservation de l’identité libanaise et de son arabité. La communauté internationale s’attache au contenu de l’accord de Taëf (…) sans quoi nous irions vers l’inconnu ", a-t-il souligné d’emblée. Dans ce contexte, la France " nous a affirmé, d’une manière catégorique qui ne supporte aucune interprétation (…) qu’il n’y a pas d’intention " de convier les leaders politiques libanais à un dialogue national en vue de reviser le système instauré par le document d’entente nationale de Taëf, a révélé le diplomate. " Nous pouvons donc rassurer toutes les parties " quant au maintien de Taëf, a-t-il ajouté, en évoquant sa visite à l’Elysée en septembre dernier où il a pu s’entretenir avec le président français Emmanuel Macron lors de la réunion d’un groupe de travail franco-saoudien pour le Liban.

Dans son intervention, la coordonnatrice spéciale des Nations Unies pour le Liban, Joanna Wronecka a déclaré que " l’ONU a veillé dès le départ à maintenir son appui à Taëf, et cet accord a été " réaffirmé par le Conseil de sécurité notamment par la résolution 1701 ". Ce document n’a pas seulement mis fin à la violence mais a été " un point de changement politique fondamental dans l’histoire de l’Etat libanais ", sa vocation étant de " renforcer l’appartenance nationale dans un pays caractérisé par son pluralisme confessionnel ". Taëf est " le pacte de vivre-ensemble ", a souligné Mme Wronecka, en soulignant que la rencontre autour de Taëf n’est pas tant d’en célébrer le 33e anniversaire que " de pousser autant que possible à en appliquer les dispositions ".

La seule solution est " nationale et inclusive "

C’est dans le prolongement de ce souhait que l’ambassadeur saoudien a insisté sur le souci porté par son pays à " la sécurité et sa stabilité au Liban ". Cela se traduirait en pratique par l’attachement de l’Arabie à " l’unité des Libanais ", et sa " non-ingérence dans les affaires internes ", comme il l’a répété en réponse aux questions des journalistes sur le positionnement du Royaume par rapport au Hezbollah et son rôle possible dans le choix du prochain président.

L’un des apprentissages de Taëf est d’avoir rejeté l’approche de domination d’une partie sur les autres, a expliqué l’ancien Premier ministre Fouad Siniora, intervenant au premier panel. L’autre leçon qui se dégage de la mise en œuvre du document d’entente nationale, selon lui, est qu’ " aucun problème à caractère confessionnel au Liban ne supporte de solution confessionnelle ou sectaire ". " L’unique solution qui existe est nationale et inclusive ", a-t-il conclu.

C’est sur cette dimension qu’a insisté l’ancien évêque maronite de Beyrouth, Mgr Boulos Matar, représentant le patriarche maronite Mgr Béchara Raï. Il a relaté, en réponse à une question, la position de Bkerké à l’époque de la conclusion de l’accord de Taëf. Le patriarche aujourd’hui disparu, Nasrallah Sfeir, était proche de l’opposition contre la tutelle syrienne à l’époque. " Le patriarche Sfeir se trouvait (au moment des négociations) à Rome, lorsqu’il a été contacté par les diplomates français et italiens, lui décrivant Taëf comme une opportunité pour tous, d’un retour du Liban à son essence. Le patriarche en a été convaincu. Ce document est une réalité, même s’il n’est pas idéal (…) mais il reste une chance incontournable qu’il ne faut pas perdre ", a déclaré le prélat.

Hommage de Brahimi à René Mouawad

C’est ce qu’a rappelé d’ailleurs l’invité d’honneur, le diplomate algérien Lakhdar Brahimi, artisan de Taëf pour le compte de la Ligue arabe, auquel l’ambassadeur saoudien a remis une médaille d’honneur. " Taëf a ouvert la voie, pour tous les Libanais, à l’édification de leur nouvel Etat ", a-t-il dit. L’une des raisons pour lesquelles la mise en œuvre de Taëf s’est affaiblie, selon lui, est l’invasion du Koweït par l’Irak en août 1990, qui aurait déteint sur l’efficacité de la commission tripartite arabe formée de l’Arabie, du Maroc et de l’Algérie pour veiller à la mise en œuvre de l’accord.

Revenant sur la portée nationale du document, le diplomate algérien a salué Hussein Husseini, qui a été président de la Chambre, aux premières années de l’après-guerre, et sa contribution à Taëf, malgré son absence à l’événement.

Il a surtout rendu hommage à la mémoire de René Mouawad, premier président de la République élu après Taëf en 1989 et assassiné 17 jours plus tard. " Il est le président de Taëf et son martyr ", a-t-il souligné devant une assistance de parlementaires, incluant Michel Mouawad, fils du président assassiné, et candidat à la présidentielle soutenu par la majorité de l’opposition.

Le diplomate a également salué la mémoire (récurrente dans l’événement) de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, assassiné en 2005 et de l’ancien ministre saoudien des Affaires étrangères Saoud al-Fayçal, décédé en 2015, " qui a œuvré de près avec les députés libanais plus que quiconque " pour élaborer le document de Taëf.

Témoignage (et excuse) de Joumblatt  

Dans une situation où prévaut la marche extra-institutionnelle du pouvoir, un premier pas dans le sens d’une préservation de Taëf serait d’élire un président de la République.

C’est l’idée mise en avant par le chef du Parti socialiste progressiste, l’ancien député Walid Joumblatt, également convié à prendre part au premier panel. " De nombreuses réformes prévues par Taëf n’ont pas été mises en œuvre mais il reste que débattre de tout cela n’a pas de sens aujourd’hui tant qu’un président n’est pas élu ".

Revenant sur le contexte militaire ayant préludé à Taëf, il est revenu sur l’attaque au mortier contre le lieu abritant les représentants de la commission tripartie arabe en 1989, dont le PSP était à l’origine. " Je m’en excuse aujourd’hui devant vous ", a-t-il dit. Décrivant ensuite le cours des événements, il a estimé que la bataille de Souk al-Gharb avait calmé le jeu et préparé le terrain à une entente nationale.

Le leader druze a par ailleurs valorisé certaines réformes prévues par Taëf mais reportées jusqu’à nouvel ordre, comme la décentralisation administrative et l’abolition du confessionnalisme. Il a décrit la genèse de la création d’un sénat, à la demande de la composante libanaise druze. " Nous nous sommes heurtés à l’époque à un ferme refus du sénat (censé être présidé par un druze) par Damas, le régime syrien voulant éviter de donner un privilège aux druzes libanais qui aurait pu déteindre sur la communauté en Syrie. Nous avons toutefois tenu à défendre cette demande, via le chef d’état-major de l’armée syrienne, le général Hikmat Chehabi, avec l’aide de l’ancien Premier ministre assassiné Rafic Hariri et le leadership saoudien ". La création de ce sénat a toutefois été assortie de la condition de l’élection d’un Parlement sur base nationale et ses compétences ont été restreintes aux questions engageant l’avenir du pays.

" Avant de débattre de l’amendement de Taëf ou autre, ou un dialogue ici ou là, il faut en appliquer les articles jusqu’à aboutir à l’abolition du confessionnalisme politique ", a fait valoir Walid Joumblatt.

Harb et la question des prérogatives présidentielles

Le second panel a permis d’approfondir certains points relatifs à l’application de Taëf.

L’ancien député Boutros Harb a reconnu que le document en question n’était pas parfait mais répondait avant tout à l’urgence de mettre fin à la violence. Il a ensuite le mérite d’avoir instauré la parité islamo-chrétienne, en rectifiant l’exercice du pouvoir exécutif dans le sens de cette parité. C’est le conseil des ministres réuni qui a été renforcé, et non le Premier ministre, au détriment du président, a-t-il affirmé en substance. Même si Taëf a, selon lui, modifié la nature du régime libanais, vers un parlementarisme plus classique, il n’a fait que consacrer les pratiques existantes du chef de l’État sous la Constitution de 1926.

" Un partenariat civilisé dans un système libre "

Le député Ghassan Hasbani (Forces libanaises) a estimé que " même si à différentes étapes l’application de Taëf a été défaillante ou reportée, cela ne veut pas dire que la Constitution n’est pas convenable ". " Les constantes qu’elle consacre, du caractère définitif du Liban au rétablissement de la souveraineté, sous un parrainage saoudien et avec des garanties internationales et onusiennes (le demeurent) en dépit d’intentions contraires, émanant de forces intérieures ou extérieures qui contrôlent de facto la situation au Liban ", a fait valoir l’ancien vice-président du Conseil.

L’ancien député Edmond Rizk, ayant pris part activement à l’élaboration du document d’entente nationale a souligné que " l’essence de Taëf est d’avoir instauré un partenariat civilisé dans un système libre ". Et de rappeler qu’il n’y a " pas de contrainte dans le patriotisme ", comprendre qu’une nouvelle forme de partenariat ne saurait être imposée par la force. Pour l’ancien député Talal Merhebi, également présent à Taëf, le document reste " la feuille de salut " pour le Liban.

C’est en défendant la valeur définitive, presque supraconstitutionnelle, de ce texte que le politologue Nizar Younes, auteur de l’ouvrage Taëf, cet inconnu a conclu la conférence.

En somme, même si des amendements constitutionnels sont défendables, il serait contre-nature qu’ils portent atteinte à l’esprit de Taëf, ce " pacte de vivre-ensemble " consacré dans l’alinéa j du préambule de la Constitution : " Aucune légitimité n’est reconnue à un quelconque pouvoir " qui contredirait ce pacte.