" Qui s’y frotte s’y pique ", était la devise du royaume de Syldavie dans Le Sceptre d’Ottokar d’Hergé. Cet adage aurait pu servir aux moines libanais à l’époque de la Mutasarrifiya. L’intifada de ces derniers vaut la peine d’être rapportée, car on ne s’en prend pas impunément à l’Ordre noir !

Je convie ceux d’entre vous qui visitent le couvent de Qozhaya à se recueillir devant une massue exposée dans une vitrine du musée. Cette arme primitive s’est abattue, nous dit-on, en 1877, sur Rustum pacha pour lui rappeler les limites de son pouvoir séculier sur notre " Montagne ". Ce fut, l’espace d’un moment, l’expression de la colère de Jéhovah interdisant à Moïse de fouler la terre du Liban (1). Le mutasarrif, si fringant et si imbu de ses prérogatives, en fut pour ses frais. Car dans son infatuation il avait pris les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages.

Le CV du gouverneur

Rustum pacha fut le gouverneur du Mont Liban de 1873 à 1883. C’était un fonctionnaire capable, d’origine italienne, qui avait fait ses preuves comme diplomate ottoman dans les capitales européennes. Aussitôt à son poste, il donna de l’autorité à son administration en appliquant strictement les lois en vigueur dans le cadre des dispositions du Règlement organique. Il se distingua par la défense acharnée des intérêts de l’Empire ottoman contre les ingérences des représentants des puissances européennes, à une époque où les Ottomans étaient mis en difficulté dans les Balkans, comme en Bulgarie.

Par ailleurs, c’était un homme énergique qui, quelque part, ne dédaignait pas la confrontation. Aussi n’hésita-t-il pas à faire appel aux troupes de Damas quand des troubles entre druzes et chrétiens faillirent éclater dans les districts mixtes (2). La mesure était exceptionnelle, les troupes ottomanes n’ayant qu’exceptionnellement le droit d’intervenir au Mont Liban, dans des cas très précis stipulés dans les dispositions du Protocole. Cependant, ce fut une saine décision et cette manifestation de force décisive et rapide épargna les heurts confessionnels.

Un pacha réformiste

Les efforts méritoires de ce gouverneur entreprenant, soucieux d’établir l’ordre et la justice dans la mosaïque confessionnelle que constituait le tissu social de la Mutasarrifiya, allaient se heurter à l’exceptionnalisme revendiqué par chaque région, communauté et chefferie locale.

La politique de réforme qu’il prôna ne devait pas plaire au clergé chrétien ; en fait, elle s’inscrivait dans le cadre général de la modernisation du système de gouvernement qui était poursuivie comme partout ailleurs dans l’Empire. L’opposition que manifestaient les autorités ecclésiastiques maronites, soutenues qu’elles étaient par le consulat de France, était d’autant plus paradoxale que les réformes modernes envisagées par Rustum pacha se faisaient sur le modèle français (3). Une campagne de pétitions fut lancée auprès de la population contre ce mutasarrif, le clergé maronite agissant en sous-main et conjuguant ses efforts avec ceux du représentant de la France, dans l’idée de destituer Rustum ou de l’amener à changer de politique.

Crime de lèse-mutasarrif

Les moines baladi (4), réfractaires à toute forme d’autorité extérieure, se considéraient, à juste titre, comme dépositaires des libertés montagnardes et des franchises locales. Rustum pacha, imbu de sa personne et cherchant à appliquer la loi dans toute sa vigueur, sans considération de rang ou de personne, allait naturellement entrer en conflit direct avec ces séditieux de l’Ordre noir.

Yusuf Mezher nous rapporte qu’en 1874 (en réalité 1877) le chapitre s’était réuni pour élire un nouvel abbé général (5). Le nonce apostolique était intervenu ouvertement pour faire aboutir la candidature de Martinus al-Ghostawi. Les moines originaires du Nord se rebellèrent contre le fait accompli et refusèrent de reconnaître le nouvel abbé général qui venait d’être élu. L’affaire prenait de l’ampleur. D’un naturel réactif, le mutasarrif, craignant l’extension des troubles, se rendit dans le nord du Liban à la tête de ses troupes pour faire entendre raison aux mutins. Les soldats occupèrent le couvent de Qozhaya après avoir malmené et arrêté quinze moines qu’ils conduisirent dans les geôles de la demeure d’Assaad bey Karam à Ehden. Rustum pacha croyait pouvoir mater les hommes de religion en ayant recours à la manière forte. C’était mal connaître ces nordistes. Ayant appris que le mutasarrif prenait ses aises dans la demeure cossue des Karam, ceux des moines qui échappèrent à l’arrestation s’y rendirent. Ils y arrivèrent à la nuit tombée. Une autre échauffourée avec les soldats s’ensuivit, mais nos gars finirent par bousculer les gardes et débouchèrent dans la grand-salle où se prélassaient Rustum et sa petite cour. Sur un signe de leur aîné Jibraiyl Musa de Seb’el, ils éteignirent les lumières, dégainèrent leurs larges ceintures de cuir et rossèrent sans distinction toutes les personnes présentes. Rustum pacha, tout alerte et sémillant qu’il était, n’échappa nullement aux coups de gourdin du révérend Jibraiyl, qui l’avait pris pour cible. Disposant d’armes à feu et de baïonnettes, les soldats finirent par se rendre maîtres de la situation et arrêtèrent les assaillants qui, comble de malice, disaient n’avoir pas reconnu dans le noir l’identité de leurs victimes. Sinon, répétaient-ils, comment se seraient-ils permis d’attenter à la personne du mutasarrif, ce représentant du Sultan et des Puissances ? Pensez-vous, l’obscurité les avait égarés ?

Rustum pacha n’en revenait pas d’avoir été pris personnellement à partie. Une quarantaine d’assaillants furent chargés de chaînes et traînés jusqu’aux geôles de Beiteddine.

Mais, somme toute, il préféra étouffer l’incident. Du moins, c’est ce que la rumeur rapporte. La légende allait se saisir de l’anecdote et l’amplifier. L’exacte vérité allait se perdre dans les méandres des contes des soirées d’hiver autour des braseros.

Il n’empêche que de cette histoire on a tiré une morale : ne jamais chercher noise à des moines de Kaslik. Ils seront d’autant plus récalcitrants que nombre d’entre eux nous viennent des régions septentrionales du Jabal Lubnan.

Le monastère de Mar Antonios Qozhaya à l’époque de Rustum pacha

Youssef Mouawad

1- Deutéronome, 3.23-29

2- Engin Deniz Akarli, The Long Peace, Ottoman Lebanon, 1861-1920, University of California Press,1993, p. 41

3- Ibid, p. 44

4- Les ancêtres des moines de l’Ordre Libanais Maronite (OLM), aujourd’hui connus comme ceux de Kaslik

5- Yusuf Mezher, Tarikh Lubnan al -" Am, tome I, p. 794.