L’un des grands dilemmes auxquels sont confrontés les défenseurs de la démocratie est la tenue d’élections dans un contexte où les dés sont pipés. Si les élections sont boycottées, le pouvoir s’autoperpétue avec des "élus" qui lui sont totalement acquis et seule une révolution peut alors débarrasser le pays de sa dictature. C’est ce qui s’est passé en Tunisie en 2009-2010. Les militants des droits humains avaient réussi dans leur appel au boycott de la présidentielle et des législatives en octobre 2009, privant ainsi le régime de Ben Ali de la légitimité des urnes, puisqu’il a monopolisé près de 90% des votes aux deux scrutins. Quelques mois plus tard, en décembre 2010, la révolution a éclaté et l’a balayé. Contre-exemple: les élections parlementaires au Liban en 1992. Suite au souhait du patriarche Sfeir, une large partie de la population chrétienne a boycotté le scrutin pour contester le refus par le gouvernement syrien d’appliquer l’accord de Taëf dans son volet relatif au retrait de ses troupes vers la Békaa avant la fin de l’année. Le boycott a échoué, même s’il a contribué à une dynamique de résistance interne, et il a fallu attendre treize longues années avant que la révolution du Cèdre ne libère le pays de la pesante soldatesque syrienne.

Plusieurs facteurs entrent en jeu pour les élections parlementaires de mai 2022. Le plus important est l’échec relatif de la révolution d’octobre 2019, qui n’a pas réussi à s’organiser pour créer une alternative, y compris une liste complète de 128 candidats couvrant l’ensemble du territoire. C’est en partie à cause de l’échec dans la formation d’une telle liste, au vu de l’état de désorganisation où se trouvent les parties opposées au système régnant (al-manzuma al-hakima) que notre action au TMT (Tajammu’ Muwakabat al-Thawra, le Rassemblement pour la révolution) se concentre sur un travail de fond: celui présenté en plus de détails dans l’article précédent de cette série, à savoir un Conseil de la révolution de douze membres élus par une masse critique de cent mille voix au moins pour lui accorder une légitimité sérieuse (Majlis Muntakhab, MM). Ce vote, national et non confessionnel, lui permettra de représenter la révolution et relancer ses espoirs et demandes frustrées par l’absence d’organisation.

Mais pourquoi le MM aujourd’hui? Si ce projet avait été lancé il y a un an, la question difficile du timing auquel il se heurte ne se serait pas posée de la même manière. Mais rien ne sert de pleurer sur le lait renversé et le besoin d’un Conseil élu est durable. Hier, aujourd’hui, dans quelques mois, l’an prochain, il faut que la révolution s’organise, et il n’est d’autre moyen efficace démocratiquement que celui préconisé par le MM.

Aussi le principe directeur de ce scrutin révolutionnaire est-il d’être a priori distinct des élections législatives du 15 mai, dont nul n’est sûr dans notre système autoritaire si elles auront lieu. Dans le vaste effort de rallier nos amis de la révolution au concept du MM, nous avons été très clairs dans notre refus de le voir concurrencer l’effort politique nécessaire pour mener la bataille des législatives.

Cette clarification faite, la question demeure sur les rapports entre Conseil de la révolution et l’inévitable attention portée sur les élections prévues en mai. Les manipulations constitutionnelles les plus odieuses continueront à caractériser un mandat Aoun aux abois. Une des expressions de la crise profonde de notre système est l’incertitude qui perdure sur la tenue des législatives, dont le juge en charge par la loi de vérifier la préparation a annoncé qu’il manque de tout pour faire son travail. Et d’ailleurs, jusqu’au mois dernier, le pays était confronté à des dates conflictuelles, celle du 27 mars selon le "souhait" exprimé par la loi électorale et la date du 15 mai que le président de la République a imposée sans que l’on sache trop pourquoi, hormis une explication brinquebalante d’un climat plus tempéré en mai. Nous resterons confrontés tous les jours à la tenue des élections, tant la crise est profonde et la classe dirigeante obérée par son mépris des échéances constitutionnelles. La relation éventuelle entre le MM et un nouveau Parlement ne peut donc être inscrite sur le marbre.

Il faut alors varier la réponse suivant des développements forcément intangibles. Il est impossible de considérer les fluctuations d’une scène politique locale et régionale encore plus fuyante que d’habitude. Il faut ainsi se tenir au principe suggéré au début de notre analyse: gardons le MM en dehors des législatives par principe, a priori. Si nous réussissons à l’élire avec des dizaines de milliers de voix libres, dans la transparence et le renouveau révolutionnaire qui captivent l’imaginaire du pays, la révolution aura enfin trouvé une colonne vertébrale qui lui manque cruellement. Le MM, élu à une échelle nationale, formé de femmes et d’hommes renforcés par la légitimité des urnes de la révolution, assumera alors ses responsabilités avec une légitimité, que des élections législatives incertaines et pipées par le carcan confessionnel et les armes d’un parti hors-la-loi ne peuvent offrir pour un avenir démocratique du pays.

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