Dix-sept ans après son assassinat, l’idée du Liban que portait Rafic Hariri reste d’actualité: un Liban ouvert sur l’Occident et l’Orient, prospère économiquement et stable politiquement. En dépit de l’élimination physique de l’homme, le spectre de Hariri hante toujours la scène politique libanaise – mais aussi ses assassins.

Une tonne d’explosifs, c’est ce qu’il a fallu pour changer le cours de l’histoire du Liban. À travers l’assassinat de Rafic Hariri, le 14 février 2005, dans un attentat à la voiture piégée à Beyrouth, c’est le chapitre de la tentative de reconstruction du pays, physique et spirituelle, après quinze longues années de guerre, qui est clôturé. Au forceps. C’est surtout le début d’un chapitre souverainiste qui a encore besoin d’être finalisé. Les occupations et les milices, quelles qu’elles soient, doivent être combattues et neutralisées pour que le Liban puisse enfin recouvrer son rôle et son identité.

Rafic Hariri est l’une des personnalités les plus clivantes du Liban contemporain. Ce fils d’agriculteur de Saïda, qui a fait fortune en Arabie saoudite, a occupé la scène politique libanaise, d’abord en coulisses dans les différentes négociations pour mettre fin aux conflits libanais, puis en tant que “reine” de l’échiquier, jusqu’à son assassinat, qui coûta la vie à 21 autres personnes. Qu’on l’aime ou le haïsse, qu’on soit d’accord avec ses politiques ou qu’on se borne à faire la liste de ses erreurs, Rafic Hariri a immanquablement marqué le Liban. Si durablement, d’ailleurs, que, 17 ans, son absence pèse toujours aussi lourd… et, plus symptomatique de sa dimension colossale, son assassinat symbolique se poursuit encore inlassablement.

Une ascension politique dans les coulisses

À partir de 1982, Rafic Hariri se consacre plus directement au Liban. Suite à l’opération israélienne " Paix en Galilée  " qui mena l’armée israélienne jusqu’à Beyrouth, l’enfant de Saïda participe financièrement aux aides à la population en envoyant un bateau de médicaments et de vivres au port de sa ville natale. Sa proximité avec la famille saoudienne et son intérêt pour le Liban font de lui un médiateur saoudien naturel pour tenter de faire taire les armes. En 1983, une réunion secrète se tient chez lui à Paris pour éviter la guerre de la Montagne entre des représentants du Parti socialiste progressiste de Walid Joumblatt et des représentants du pouvoir, alors entre les mains d’Amine Gemayel. Il est également l’un des grands maîtres de la conférence de dialogue tenue à Genève en 1983. Il joue aussi le médiateur entre le régime syrien et Élie Hobeika, dans la dynamique qui mène à l’accord tripartite de 1985 sous l’égide de Hafez el-Assad. En 1987, il élabore un document de travail sur base des discussions entre les ministres des Affaires étrangères libanais et syrien pour résoudre les crises libanaises, un document prélude au document d’entente nationale signé à Taëf en 1989, dont il est également l’un des parrains.

Rafic Hariri a aussi mis sa fortune et son patrimoine à disposition des pouvoirs publics : alors que le général Aoun s’agrippait mordicus au palais de Baabda, le milliardaire sunnite fournissait de son côté un immeuble à Beyrouth-Ouest aux présidents René Moawad et Élias Hraoui, du matériel comme des voitures blindées et finançait même des achats de munitions à l’armée libanaise.

En 1992, Rafic Hariri est le quatrième président du Conseil de la République post-Taëf chargé de former un cabinet. Il le restera jusqu’en 2004, avec une interruption de deux ans, durant les premières années du mandat d’Émile Lahoud, l’homme-lige de Damas, qui lance une chasse aux sorcières contre lui sur fond de début de crise à l’intérieur entre l’aile alaouite et l’aile sunnite du régime Assad.

Mais sa victoire écrasante aux élections de 2000, en dépit de la cabale menée activement contre lui par le mandat et l’aile dure qu’il représente à Damas (en dépit de députés-taupes, des dépôts placés par les moukhabarats syriens au sein de son bloc parlementaire pour maintenir une influence prépondérante sur lui), le ramènent triomphalement au pouvoir et lui permettent de retrouver son siège de député de Beyrouth, qu’il occupe depuis 1996.

Il s’impose – et s’oppose de plus en plus, progressivement – face au duo Bachar el-Assad-Émile Lahoud, qui tente d’instaurer un régime proprement sécuritaire dans un pays déjà occupé militairement par les forces syriennes depuis 1990. Sa stature arabo-musulmane et internationale, qui lui ouvre les portes de toutes les capitales de décision, avec l’aide et le soutien notable de son ami, le président français Jacques Chirac, lui offrent un contrepoids notable face à ses ennemis.

Après le retrait militaire, en mai 2000, d’Israël du Liban-Sud, qui servait d’alibi à la présence des forces syriennes au Liban et à partir de 2001, alors que le vent tourne en défaveur du pouvoir syrien, notamment après l’invasion américaine de l’Irak, Rafic Hariri se rapproche des rangs de l’opposition, tout en restant aux commandes de l’Exécutif. Il parraine ainsi dans l’ombre la gestation d’une dynamique subtile centriste et souverainiste de rapprochement, en partenariat avec le patriarche maronite Nasrallah Sfeir, le Rassemblement de Kornet Chehwane, Walid Joumblatt et le Forum démocratique, un agrégat de personnalités et de forces  de gauche.

L’entêtement d’Assad à vouloir proroger le mandat de Lahoud, alors que la communauté internationale, sous l’effet d’un rapprochement exceptionnel entre Washington et Paris sur le dossier libanais, appelle à la fin de la mainmise syrienne sur le pays par le biais de résolution 1559 du Conseil de sécurité, propulse définitivement Rafic Hariri dans les rangs de l’opposition. Le congrès du Bristol, qui donne naissance pour la première fois depuis la fin de la guerre civile à une opposition plurielle transcommunautaire en décembre 2004 sonne le glas de l’occupation syrienne.

C’est le prélude à un raz de marée annoncé aux législatives à venir, que le pouvoir fait tout pour empêcher, puisque qu’il augure d’un camouflet majeur pour le tyran de Damas. L’appareil sécuritaire libano-syrien, aidé par la milice pro iranienne du Hezbollah, fera tout pour tenter de briser ce mouvement d’opposition nationale… jusqu’à la solution finale: tuer. L’assassinat de Rafic Hariri en 2005 permet ainsi au monde de voir la réalité de l’occupation syrienne et déclenche le printemps souverainiste de Beyrouth… mais scinde également le pays en deux blocs antagoniques.

La vision de Hariri : la prospérité par la stabilité

Treize années au pouvoir, sans compter son implication dans l’ombre des années précédentes, ont fait de Rafic Hariri le symbole d’une nouvelle ère, mais surtout d’une nouvelle pratique de la politique. Pour certains, le haririsme politique n’est que du sunnisme politique qui aurait remplacé le maronitisme politique ou la politique pratiquée par les milices. Mais, le haririsme est une vision du Liban que l’on peut toujours défendre aujourd’hui. Les projets et visions de Rafic Hariri sont d’actualité et pourraient aider les Libanais à sortir la tête de l’eau. Pour l’ancien député du courant du Futur Ahmad Fatfat, c’était et c’est le seul projet viable pour le Liban : " Aucune alternative constructive n’a été proposé depuis pour le Liban, mais il y a au contraire certaines alternatives destructrices. Pour l’instant, la vision et les projets de Rafic Hariri étaient le bon choix et la seule alternative pour un Liban ouvert sur un monde ouvert”.

Sunnite modéré, Rafic Hariri défendait une idée du Liban qui semble échapper aux actuels responsables. Il voulait redonner au Liban sa place dans le monde et dans la région et refaire du pays le lien entre l’Orient et l’Occident. C’était un visionnaire et il avait un projet pour le Liban du XXIe siècle : un Liban-message qui passerait par une stabilité politique et une prospérité économique, qui ferait inconditionnellement du pays du Cèdre un passage obligé pour l’Est et l’Ouest. " Il était en avance sur tout le monde, même par rapport aux pays développés " confie à Ici Beyrouth Antoine Andraos, ancien député et collaborateur de la première heure de M. Hariri.

La vision économique libérale de Rafic Hariri est encore sujette à débat de nos jours, même si tout le monde s’accorde à dire que c’était un gestionnaire remarquable, même ses ennemis les plus farouches.

Pour certains, ce sont ses investissements par endettement, accompagnés de mainmises illégales, de corruption et d’enrichissements illicites, qui ont mené le Liban à la crise économique de 2019. Son " Horizon 2000″ pour le pays, dont les méthodes sont certes discutables, ne pouvait être viable, tout comme tout projet de redressement économique à l’époque ou aujourd’hui, tant que le Liban resterait entre des mains étrangères d’une part et une caisse de résonance régionale d’autre part.  À travers la croissance économique qui aurait profité à tous les Libanais, le Liban aurait été un lieu de vivre-ensemble pacifique pour les différentes communautés, et non pas celui d’une cohabitation dans l’hostilité.

Pour l’ancien député Moustapha Allouche, vice-président du Courant du Futur,  " ceux qui ont tué Rafic Hariri ont voulu tuer le Liban tout entier. Et, à la place de l’idée d’un Liban uni et pluraliste, nous avons la logique d’un pays divisé, où chacun est retranché dans ‘ses’ régions.”

Rafic Hariri pensait également pouvoir compter sur une période de paix régionale alors que des négociations israélo-arabes se déroulaient sous l’égide de Washington. Peut-être que c’est là où le bât blesse. A-t-il trop misé sur une paix régionale qui aurait servi au Liban ? Ses divergences militaires avec le Hezbollah et Émile Lahoud montrent bien que Rafic Hariri voulait à tout prix éviter un embrasement du pays, ce qui lui aurait permis de rentabiliser la reconstruction du pays et de Beyrouth et d’enrichir le Liban. L’idée de la modération est née des contingences et des nécessités imposées par les circonstances géopolitiques. Cette paix régionale se fait toujours attendre et se trouve plus que jamais mise à mal par des politiques expansionnistes dont le Liban est le réceptacle depuis bien trop longtemps.

Un projet pour l’avenir ?

Dix-sept ans plus tard, la vision de Hariri est-elle toujours d’actualité ?  Peut-on toujours espérer un Liban prospère et stable alors que le pays est en chute libre depuis des années ? Certains veulent y croire, comme l’ancien député Ahmad Fatfat, contacté par Ici Beyrouth qui souligne que les projets de Rafic Hariri sont les seules alternatives pour construire un Liban meilleur.  " L’esprit du programme de Rafic Hariri a continué à régner au sein du gouvernement jusqu’au coup d’État des chemises noires (Hezbollah) en 2011, et depuis, il y a une véritable décroissance qui a explosé en 2019. Le projet de Rafic Hariri est le bon choix, dans la mesure où aucun autre choix ne s’est révélé juste.”

Or la présence armée du Hezbollah n’est pas aussi simple à combattre. L’occupation syrienne, même si elle avait gangréné le système libanais, était une présence de forces étrangères. Depuis 17 ans, les Libanais doivent combattre les résidus de cette occupation qui se sont renforcés et sont même devenus plus agressifs dans la prise de contrôle des institutions. L’idée du Liban que portait Rafic Hariri n’a pas seulement été emportée avec lui le 14 février 2005, mais a été achevée sous les coups de butoir du Hezbollah et de ses alliés.

" Le Hezbollah proiranien dit qu’il est Libanais et joue sur cette ambivalence. Le problème aujourd’hui, ce sont les armes sous la contrainte desquelles les Libanais se trouvent. La situation est beaucoup plus complexe qu’à l’époque de Rafic Hariri. Les projets de Hariri ont été assassinés d’abord par le régime syrien puis par le Hezbollah et l’Iran”, souligne Antoine Andraos. C’est en contemplant le désastre actuel, à la lumière de l’entreprise de destruction systématique du pays par l’axe irano-syrien du 14 février 2005 au 4 août 2020 qu’il serait ainsi possible de comprendre pourquoi Rafic Hariri a été liquidé. Et, au-delà, cette volonté d’anéantissement est un renouvellement au quotidien de l’assassinat de l’homme et de son legs – sans doute l’une des entreprises de liquidation d’un individu les plus longues et les plus acharnées de l’histoire, puisqu’elle s’étale sur plusieurs décennies.

Même son de cloche du côté de Moustapha Allouche: " L’assassinat de Rafic Hariri avait pour but de changer la face du Liban et d’éliminer toute chance que le pays soit un exemple de réussite pour la région et pour le monde. " En clair, d’ouvrir la voie royale au projet de l’alliance des minorités, celui de la guerre sectaire de tous contre tous, porté par le régime alaouite à Damas et celui des mollahs à Téhéran, pour anéantir le Liban-message et le projet de fraternité humaine matérialisé par le pape François et le cheikh d’al-Azhar, Ahmad al-Tayyeb, en février 2019, à Abou Dhabi.

Pour Farès Souhaid, ancien coordinateur du 14 Mars, il faut se demander si le projet politique de Rafic Hariri, l’accord de Taëf, est toujours valable parce que " 17 ans après son assassinat, puisque les deux piliers du projet Hariri, le pilier politique avec Taëf et le pilier économique avec une reconquête du secteur privé libanais, sont tombés à l’eau”.

En ce 17e triste anniversaire et à trois mois des élections législatives, les Libanais doivent prendre une décision pour l’avenir du pays. Veulent-ils d’un Liban prospère économiquement, stable politiquement, en bons termes avec son entourage, chantre de la diplomatie à travers une neutralité active ? Ou bien souhaitent-ils continuer à subir les conséquences dévastatrices de la politique expansionniste perse qui ne répand que destruction, chaos et désespoir ?

Dix-sept ans après, la question cruciale qui a conduit à la pulvérisation de l’homme dont on commémore aujourd’hui le souvenir, reste entière.