L’adoption des méga-centres, qui aurait pu être perçue comme une excellente initiative il y a quelques mois, est quasi-impossible à mettre en pratique dans les délais actuels.

A trois mois des élections législatives prévues en mai, le président de la République Michel Aoun a soudain remis mardi sur le tapis la question des méga-centres. Alors que l’obstacle financier à la tenue des élections, également avancé par le chef de l’État il y a quelques jours, semblait en voie d’être résolu, suite à la décision du Conseil des ministres de transférer des crédits au ministère de l’Intérieur pour couvrir les dépenses liées aux législatives, la nouvelle proposition présidentielle pourrait constituer, de l’avis de certains observateurs, une énième tentative de reporter le scrutin.

A l’ouverture du conseil des ministres mardi, le chef de l’État avait évoqué la nécessité d’aménager des méga-centres " pour que les électeurs puissent voter sans avoir à se rendre dans leurs villages éloignés de leur lieu de résidence, compte tenu des conditions économiques difficiles qui peuvent affecter les taux de participation ". Réagissant à ces propos, le Premier ministre Najib Mikati avait demandé au ministre de l’Intérieur Bassam Maoulaoui de réaliser une étude portant sur les méga-centres. Celle-ci devrait être discutée lors de la prochaine réunion du Conseil des ministres.

Le bloc du Liban fort, dirigé par le député Gebran Bassil, a été le premier, mercredi, à " appuyer pleinement " cette proposition, en notant qu’elle " fait partie des réformes électorales nécessaires pour assurer l’équité parmi les électeurs ".

L’aménagement de méga-centres fait partie des réformes électorales souhaitées, comme le relèvent les experts électoraux, mais le timing de la proposition présidentielle soulève des interrogations, en raison des complications qu’il risque d’entraîner si jamais l’idée est retenue. " Sur le plan du principe, les méga-centres constituent une réforme longtemps attendue et qui pourrait éventuellement contrecarrer une partie de la corruption liée au transport ", souligne l’ancien ministre de l’Intérieur Ziyad Baroud, qui ajoute : " C’est une façon de permettre aux électeurs de voter massivement, sans avoir à se rendre dans leur lieu de naissance " là où ils sont inscrits sur les listes du ministère de l’Intérieur.

Cette opinion est partagée par Aly Sleem, directeur exécutif de l’Association libanaise pour la démocratie des élections LADE, selon qui ces centres de vote géants "sont importants car ils réduisent les pressions qui pourraient être exercées par les partis et les candidats sur les électeurs, dans le cadre du clientélisme et des tentatives d’achat de voix ". Pour lui, le méga-centre " libère la voix de l’électeur et lui permet de voter sans pression tout en haussant le taux de participation électorale ".

Amendement de la loi ?

Si les experts sont d’accord sur l’importance des méga-centres, ils considèrent que leur mise en application, compte-tenu du  timing, pose problème. " Sur le plan pratique, c’est au ministère de l’Intérieur de dire si leur aménagement est logistiquement faisable, dans les délais impartis ", souligne Ziyad Baroud.

La première question qui se pose dans ce contexte est de savoir si l’installation de méga-centres nécessite un amendement de la loi électorale en vigueur. " Il y a deux avis " à ce sujet, explique M. Baroud. Selon le premier, " il n’est pas nécessaire d’amender la loi actuelle, car l’article 85 prévoit que c’est le ministre de l’Intérieur qui, par un arrêté ministériel, distribue les bureaux de vote dans une circonscription déterminée ". Selon le second avis, "le ministre a ce droit ‘dans le cadre d’une circonscription électorale, mais une loi est nécessaire pour amender l’article 85 et mettre en place les méga-centres ailleurs que dans la circonscription " concernée.

Aly Sleem est plus formel et souligne que l’adoption aujourd’hui de ces bureaux de vote géants nécessite un amendement de la loi électorale. Il explique qu’il y a actuellement deux approches au Liban de la meilleure façon d’appliquer les méga-centres : l’utilisation des cartes magnétiques et l’inscription préalable des électeurs qui souhaitent voter dans les méga-centres.

Inscription préalable

Aly Sleem estime que l’inscription préalable constitue la meilleure option. " Cette méthode a été adoptée pour le vote des émigrés libanais et a très bien fonctionné, puisque les noms de ceux qui ont choisi de voter à l’étranger et qui se sont inscrits sur le site consacré à cela par le ministère des Affaires étrangères, figurent dans les listes mises à jour ", indique-t-il, ajoutant que ces listes précisent que tel électeur a choisi de voter en Italie, et tel autre en Australie, ce qui empêche toute duplication de vote.

" Si l’inscription préalable avait été approuvée pour les électeurs résidents, les listes électorales auraient précisé que telle personne a choisi de voter dans le méga-centre, auquel cas elle n’aurait pas pu se rendre aux urnes dans sa circonscription d’origine ", note M. Sleem.

Mais cette solution, qui avait été avancée par LADE et le Consortium pour la reforme électorale, et discutée avec les ministères de l’Intérieur et des Affaires étrangères et les partis politiques, n’est plus de mise. En effet, les listes électorales ont été bloquées le 1er février, comme le prévoit la loi électorale, et la direction du statut personnel a même annoncé mardi que le nombre définitif d’électeurs a atteint 3.967.507 électeurs.

Pour Aly Sleem, l’adoption de l’inscription préalable nécessiterait donc un amendement de la loi électorale, et une remise à jour des listes électorales, ce qui risque de reporter le scrutin.

Cartes magnétiques

La seconde approche pour appliquer les méga-centres requiert l’utilisation de cartes magnétiques pour voter.

" La carte magnétique n’est pas une bonne option car elle peut servir d’outil de pression sur les électeurs ", explique M. Sleem, qui rappelle que lors des élections de 2005, et même avant, certains partis ou candidats ne remettaient la " carte électorale " en vigueur à l’époque qu’aux électeurs qui allaient voter pour eux.

LADE recommande l’adoption d’une carte d’identité magnétique dans le cadre de l’informatisation de toutes les institutions de l’Etat. " Ainsi chaque citoyen aurait toutes ses informations dans cette carte et pourrait l’utiliser, entre autres, pour voter lors des élections ", ajoute Aly Sleem.

Il note cependant que la carte magnétique coûte cher et que l’ancien ministre de l’Intérieur Nohad Mashnouk avait estimé son coût à 4 ou 5 millions de dollars. " Pourquoi verser une somme pareille pour une carte qui sera utilisée une fois tous les quatre ans ? ", se demande-t-il.

Torpiller les élections ?

" Le méga-centre ne nécessite pas de loi, contrairement à sa mise en application ", explique Ziyad Baroud, qui ajoute : " L’article 84 de la loi numéro 44 de 2017, relatif à la carte magnétique, a été suspendu par la loi numéro 8 de 2021, qui a amendé la loi électorale " actuelle. " L’autre option serait l’inscription préalable, qui aurait pu être appliquée auparavant. Est-ce faisable aujourd’hui alors que les listes électorales sont bloquées depuis le 1er février ? Pour les débloquer, il faut modifier la loi " explique M. Baroud.

Cela aurait été possible si on y avait pensé il y a trois mois, poursuit-il mais considère " très difficile " un amendement de la loi " alors que nous sommes déjà dans les délais de dépôt des candidatures et de campagne électorale, mais surtout de blocage des listes ". Dans ce contexte, il met en garde contre le risque d’un report des élections, en raison des problèmes techniques majeurs posés par le timing.

Aly Sleem redoute " un prélude au report des élections sous prétexte d’un chantier légal ". " Notre priorité est la tenue des élections dans les délais constitutionnels, et refusons tout report " précise-t-il.

A trois mois des élections, les propos du président Aoun, auxquels ont fait écho les applaudissements de M. Bassil inquiètent donc les observateurs. Surtout parce qu’ils interviennent après les différentes démarches déjà adoptées par le chef du CPL pour torpiller le vote des expatriés ou le limiter à six députés.