Au début des années 90, à la suite de la chasse aux sorcières lancée contre les Forces libanaises, l’auteur de ces lignes avait été reçu à la Haute-Maison, un charmant petit village au nord de la France, par le général Michel Aoun qui y résidait au début de son exil français. Il nous avait accordé une interview – sans doute la première à un quotidien libanais – dans laquelle il dénonçait explicitement, et sans détour, le fait que la Justice était devenue un instrument aux mains des Services de Renseignements. C’était à l’époque de l’oppression exercée par l’appareil sécuritaire libano-syrien.

Peut-être le président Michel Aoun se rappelle-t-il de cette entrevue qu’il avait d’ailleurs évoquée lorsque nous lui avions rendu visite à Rabieh à son retour d’exil, en 2005. Près de trente ans plus tard, l’histoire se répète sur ce plan. Sauf qu’au début des 1990, c’était l’occupant syrien qui manipulait d’une certaine façon, par le biais de ses acolytes, la Justice, ce qui est un cas de figure classique sous occupation étrangère.

Aujourd’hui, la situation paraît à cet égard bien plus grave… Car ce à quoi nous assistons sous le mandat Aoun c’est une nouvelle instrumentalisation d’une partie de l’appareil judiciaire, à l’instar de celle des années 1990, mais cette fois-ci au profit d’un camp politique local bien spécifique, celui de l’alliance sacrée (pour ne pas dire divine …) entre le chef du courant aouniste et le Hezbollah.

Cette instrumentalisation, qui s’appuie essentiellement dans la pratique sur le Service de la Sécurité de l’État (totalement inféodé au régime) va crescendo au fur et à mesure que l’on s’approche, d’une part, des élections législatives du 15 mai, et d’autre part (et surtout) de la fin du mandat Aoun. Dans cette double perspective, tous les coups sont permis ; le lobby judiciaire travaillant pour le compte de l’axe Hezbollah-chef du CPL s’en donne à cœur joie, avec comme acteur principal la procureure Ghada Aoun.

Tel un artilleur sans foi ni loi qui se livre à un bombardement aveugle (pour reprendre le jargon de la guerre libanaise), sans se soucier outre mesure des pertes en vies humaines ou des ravages provoqués par son pilonnage, les instruments de la machine Hezbollah-Bassil font feu de tout bois : du leader des Forces libanaises Samir Geagea au gouverneur de la Banque du Liban Riad Salamé, jusqu’à la MTV et notre confrère Marcel Ghanem, en passant par l’irresponsable (et criminelle) diabolisation de l’ensemble du secteur bancaire et de la société de feu Michel Mecattaf, sans oublier le commandement de l’armée et, tout récemment, le patriarcat maronite (qui fait l’objet d’une opération soutenue de désinformation), rien ni personne n’est épargné …

Parallèlement, dans le camp fidèle à l’option iranienne, l’on s’emploie à torpiller avec assiduité l’enquête sur le drame du 4 août ; les miliciens qui se sont déchaînés comme des hordes de barbares, à visages découverts, sur le quartier de Aïn el-Remmané sévissent dans la nature en toute liberté, alors que ceux qui défendaient leurs foyers et leurs quartiers sont, eux, traités en agresseurs ; la structure financière illégale et à connotation mafieuse du Hezbollah, Qard el-Hassan, poursuit son activité en toute impunité et en dehors de tout contrôle étatique ; aucune velléité d’instruction judiciaire ne se manifeste au sujet de la gestion douteuse du secteur de l’électricité qui a provoqué un déficit public de près de 40 milliards de dollars ; la magistrate zélée prend d’assaut et pénètre par effraction dans les bureaux d’une société privée et se lance dans des polémiques publiques sur les réseaux sociaux en faisant fi du droit de réserve d’un magistrat ; et dans le même temps d’autres magistrats, à l’instar de Ghada Aoun, refusent effrontément d’être notifiés des demandes de dessaisissement présentées à leur encontre …

Autant de comportements qui reflètent une Justice sélective et qui constituent des atteintes inqualifiables à la crédibilité, au prestige de la Justice, censée être la pierre angulaire du rétablissement de la confiance des investisseurs internationaux dans le pays. Mais pour le camp du régime, la fin justifie les moyens, d’autant que le temps presse. D’où toutes ces machinations qui ne sont pas sans rappeler l’affaire Dreyfus et qui sont orchestrées çà et là pour diaboliser des adversaires gênants qui constituent une entrave à tous ceux dont la seule préoccupation est d’être vizir à la place du vizir ou de faire progresser un projet politique qui nécessite une déconstruction de l’État et de l’ensemble du système en place, dans toutes ses dimensions.

Il échappe sans doute à ces metteurs en scène de nouvelles affaires Dreyfus que face à l’effondrement généralisé que subissent les Libanais dans leur quotidien, aucun calcul partisan et politicien, aucune considération de lutte pour le pouvoir, aucun égo personnel, aucune ambition présidentielle ou autres ne sont aujourd’hui tolérables. La non-assistance à pays en danger est dans la situation actuelle du Liban un crime politique, dans toute l’acception du terme, que l’Histoire et, surtout, les Libanais ne sauraient pardonner.