L’implication militaire de l’Iran en Syrie depuis 2011 cache en réalité une pénétration plus profonde du pays par le Corps des Gardiens de la Révolution islamique. La visite du président Ebrahim Raïssi à Damas soulève des questions quant à la nature de cette influence iranienne.

Mercredi 3 mai 2023, le président iranien Ibrahim Raïssi visitait à Damas son homologue syrien, Bachar al-Assad. Cette rencontre traduit une nouvelle étape dans le renforcement des liens entre les deux pays, alliés depuis 1979.

La République islamique s’est impliquée directement aux côtés du régime dès l’éclatement de la guerre civile en 2011. Elle a ainsi profité de l’affaiblissement du pouvoir pour renforcer son influence dans le pays. En 2014, un responsable politique proche du Corps des Gardiens de la Révolution islamique (CGRI, les pasdaran), Mehdi Taeb, n’a pas hésité à déclarer que "la Syrie est une province iranienne".

Cette affirmation, aussi surprenante soit-elle, dévoile les véritables objectifs que l’Iran poursuit à moyen terme. Initialement limitée au volet militaro-sécuritaire, cette vision a, depuis, évolué vers une approche beaucoup plus large.

Une coopération militaire intensive

Le soutien iranien à la Syrie fut ainsi d’abord essentiellement militaire, à travers la Force Al-Qods, une unité des Gardiens de la Révolution en charge des opérations extérieures.

Celle-ci possède sur le territoire syrien des bases disséminées dans les zones contrôlées par le régime et ses alliés. Un nombre important est situé dans la banlieue sud de Damas, où se trouve le tombeau de Zaynab (la fille de l’imam Ali), l’un des lieux saints du chiisme duodécimain. D’autres positions sont réparties dans les régions d’Alep, Lattaquié, ainsi que le long des voies de communication menant vers l’Irak.

syrie kurde daesh EI

Le CGRI agit en Syrie sous plusieurs formes. Officiellement, ses responsables n’admettent qu’à demi-mot la présence de "conseillers militaires". Dans les faits, selon un rapport parlementaire britannique, il participe directement aux opérations sur la ligne de front.

L’Atlantic Council (think tank américain) indique que l’organisation iranienne déployait plus de 80.000 combattants chiites au plus fort de la guerre. Nombre d’entre eux proviennent de communautés chiites afghane, pakistanaise et libanaise. En parallèle, elle encadre l’entraînement de groupes paramilitaires pro-gouvernementaux, conjointement avec le Hezbollah libanais.

D’autre part, le bras armé de l’Iran en Syrie cherche à renforcer les arsenaux de ses alliés sur le terrain, en premier lieu celui du Hezbollah. En augmentant leur capacité offensive, surtout avec des missiles de précision, la République islamique cherche à contrebalancer la suprématie israélienne dans la région. Ainsi, les formations militaires mandataires de Téhéran ont continué d’opérer, malgré l’acharnement des Israéliens.

Sécuriser les lignes d’approvisionnement

Pour effectuer leurs opérations, les pasdarans ont mis en place une logistique complexe, basée principalement sur le transport aérien. En plus d’équipements militaires conventionnels destinés aux milices, l’Iran exploite ce vecteur pour déployer des équipements militaires de pointe en Syrie. Selon plusieurs sources occidentales et israéliennes, Téhéran aurait même profité de la catastrophe provoquée par le séisme du 6 février pour augmenter le flux d’armes, sous couvert d’aide humanitaire.

Les drones sont un exemple de matériel fourni par l’Iran à ses milices mandataires (MEHR Agency)

Une part non négligeable de ces systèmes militaires est constituée de batteries de défense anti-aériennes. Téhéran souhaiterait ainsi créer un réseau intégré de défense aérienne autour d’un corridor de ravitaillement terrestre provenant d’Irak, traversant la région de Deir ez-Zor jusqu’à l’ouest.

Sécuriser cet axe lui permettrait de renforcer sa présence en Syrie beaucoup plus aisément, en empruntant la voie terrestre, moins vulnérable que le ravitaillement aérien en cas de conflit. Cette opération vise surtout à concrétiser la continuité du fameux " arc chiite " en lui donnant un accès à la Méditerranée.

Les accords conclus à l’issue de la visite du président iranien ont confirmé la volonté de Téhéran de créer une ligne de chemin de fer. Cet ambitieux projet doit traverser l’Irak jusqu’à la Méditerranée; sa réalisation permettrait ainsi à la République Islamique de consolider son influence, non seulement en des termes économiques, mais aussi sociaux.

Placer ses pions dans les secteurs stratégiques

Il apparait ainsi que les objectifs iraniens dépassent largement le domaine sécuritaire. Les investissements de l’Iran en Syrie s’élevaient à six milliards de dollars par an, d’après une étude publiée par le Washington Institute en 2021. Dans les faits, ce chiffre pourrait être encore plus élevé.

L’influence iranienne s’étend dans plusieurs secteurs de l’économie locale. Si le régime de Téhéran approvisionne Damas en hydrocarbures, il bénéficie en retour de juteux contrats dans les secteurs des télécommunications et de l’industrie minière.

L’Iran a fourni une assistance humanitaire à son allié syrien après le séisme meurtrier qui a touché le nord du pays.

L’accord de coopération signé entre les deux pays doit entériner cette emprise en approfondissant ces domaines. Il doit aussi faciliter les transactions financières bilatérales. Cela permettra à Téhéran d’investir et de récolter les fruits de ses placements plus facilement.

" Chiitiser " le sud de la Syrie

Parallèlement, l’influence iranienne se déploie dans la société syrienne. L’entraînement des milices pro-régime a permis à l’Iran de placer un relais d’influence au sein du régime syrien.

Localement, Téhéran poursuit une politique de " chiitisation " dans les zones où la présence du CGRI est la plus forte. Cela se traduit d’abord par une occupation de l’espace en termes religieux: le CGRI gère des centres hybrides de recrutement et de conversion dans les zones où il opère, tout en déployant des organisations prosélytes, à l’image des scouts du Mahdi. L’occupation de l’espace médiatique vient compléter cette action, avec la diffusion locale de chaînes pro-iraniennes.

Par le biais de ces structures, l’Iran vise la minorité alaouite et les populations sunnites n’ayant pas encore choisi l’exil. Car la politique de la République islamique implique aussi un volet démographique: entre campagnes de rachats de terrains et expropriations, l’Iran cherche à uniformiser le paysage confessionnel en sa faveur, comme l’a relevé en 2022 le quotidien arabophone Asharq al-Awsat, proche des milieux saoudiens. Téhéran redistribue ainsi les propriétés récupérées aux miliciens chiites loyaux.

La visite d’Ebrahim Raïssi devrait donc renforcer cette tendance. Le dégel des relations avec les pays arabes pourrait même l’accentuer, via le potentiel flux de capitaux destinés à la reconstruction. Téhéran pourrait ainsi bénéficier indirectement de ces investissements via ses contrats passés avec Damas.