Alors que le fracas des armes se poursuit en Ukraine, la guerre diplomatique semble profiter à la Turquie qui accueille jeudi les ministres russe et ukrainien des Affaires étrangères pour leur premier face-à-face depuis le début de l’offensive russe en Ukraine. Les deux belligérants se sont accordés mercredi pour un cessez-le feu de douze heures autour d’une série de couloirs humanitaires afin d’évacuer les civils.

Chronique d’un dialogue de sourds annoncé ?

Serguei Lavrov et son homologue ukrainien Dmytro Kuleba seront reçus par le ministre turc Mevlut Cavusoglu à Antalya (Sud), station balnéaire prisée des touristes russes. Antalya constitue la première sortie de M. Lavrov hors de Russie, de plus en plus isolée par les sanctions occidentales qui la visent, depuis le début de la guerre le 24 février. Il est arrivé dans la ville balnéaire turque mercredi en début de soirée. L’ambiance risque d’être tendue, le ministre ukrainien ayant qualifié récemment sur CNN son homologue russe de " Ribbentrop contemporain ", du nom du ministre de Hitler pendant la Seconde Guerre mondiale. Les deux ministres seront rejoints jeudi par le directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AEIA), en vue de réunions pour " progresser sur la question urgente de la sûreté et de la sécurité " des installations nucléaires ukrainiennes, selon un tweet de Rafael Grossi.

Mercredi, M. Kuleba a assuré dans une vidéo sur Facebook qu’il ferait tout pour que les " pourparlers (soient) les plus efficaces possible " tout en confiant avoir des " attentes limitées ". " Je n’ai pas grand espoir mais nous ferons tout pour en retirer le maximum ", a-t-il dit, affirmant que " tout dépendra des instructions que Lavrov aura reçues avant ces discussions ". Les pourparlers d’Antalya interviennent alors que la Russie a fait état mercredi de " progrès " dans ses discussions avec l’Ukraine à la frontière du Belarus, selon la porte-parole de la diplomatie russe. Mme Zakharova a également affirmé que la Russie ne cherchait pas à " renverser le gouvernement " ukrainien.

" Compromis douloureux "

Les analystes restent cependant prudents alors que la guerre a déjà jeté plus de deux millions de réfugiés ukrainiens hors de leur pays d’après l’Agence des Nations unies pour les réfugiés. " Chaque effort peut aider mais je ne crois pas qu’il faille s’attendre à une percée immédiate " dans les négociations, a indiqué à l’AFP Aaron Stein, directeur du programme Moyen-Orient au Foreign Policy Research Institute. " Pour parvenir à un accord, les deux parties devront consentir des compromis douloureux ", met également en garde Berk Esen, de l’Institut allemand des affaires internationales et de sécurité. La Russie et l’Ukraine se sont néanmoins entendues mercredi sur des cessez-le-feu pour permettre d’établir des couloirs humanitaires.

" Certains progrès ont été réalisés " dans les négociations destinées à " mettre fin dès que possible à l’effusion de sang insensée et à la résistance des forces armées ukrainiennes ", a admis la diplomatie russe. Elle a également affirmé que la Russie ne cherchait pas à " renverser le gouvernement " ukrainien, contrairement à ce qu’avaient clamé des responsables russes pendant deux semaines.

Un adoucissement dans le ton qui intervient après que le président Zelensky a suggéré, dans un entretien avec la chaîne de télévision américaine ABC, ne plus insister sur une adhésion de l’Ukraine à l’Otan, une des questions invoquées par Moscou pour justifier l’invasion. Dans la même interview, il s’est aussi dit prêt à un " compromis " sur le statut des territoires séparatistes de l’est de l’Ukraine dont Vladimir Poutine a unilatéralement reconnu l’indépendance. Une inflexion de positions qui pourrait alimenter les discussions programmées pour commencer jeudi à Antalya, en Turquie, entre les ministres des Affaires étrangères russe Sergueï Lavrov – arrivé mercredi sur place – et ukrainien Dmytro Kuleba, avec leur homologue turc Mevlüt Cavusoglu comme médiateur.

Erdogan, l’équilibriste

Alors qu’il sort à peine d’une geste de normalisation des relations avec Israël ce mercredi, le président turc Recep Tayyip Erdogan, qui a multiplié les efforts de médiation depuis le début de la crise, a fait valoir mercredi que " la Turquie peut parler à la fois à l’Ukraine et à la Russie ". " Nous travaillons pour éviter que la crise ne se transforme en tragédie ", a-t-il insisté. M. Erdogan peut se targuer d’être parvenu à organiser cette rencontre " en territoire neutre ", poursuit Soner Cagaptay, chercheur associé au Washington Institute qui se dirait " vraiment surpris " si Antalya aboutissait à un accord. Il rappelle que d’autres dirigeants se sont impliqués dans le dossier dont le président français Emmanuel Macron et le Premier ministre israélien Naftali Bennett, sans résultat pour le moment.

La Turquie, membre de l’Otan, est un allié de l’Ukraine à qui elle fournit des drones de combats. Tout en veillant à maintenir ses relations avec la Russie dont dépend étroitement son tourisme et ses approvisionnements en blé et énergie. M. Erdogan s’est d’ailleurs entretenu dimanche au téléphone avec le président russe Vladimir Poutine pour réclamer un cessez-le-feu. Ankara s’en tient depuis le début à un délicat exercice d’équilibre entre les deux belligérants et maintient les canaux de discussion ouverts. " N’abandonner ni Kiev, ni Moscou " et " ne pas céder sur les intérêts de la Turquie ", a résumé M. Erdogan aux premiers jours du conflit, tout en dénonçant une invasion " inacceptable " de l’Ukraine par la Russie.

Il ne s’est en revanche pas joint aux sanctions occidentales, maintient son espace aérien et les voies maritimes ouverts à la Russie. " Cette neutralité active a permis de mettre la Turquie au centre du jeu diplomatique ", estime Berk Esen. Quels que soient les résultats de cette rencontre, elle constitue déjà " un succès diplomatique majeur " pour le gouvernement turc, en délicatesse avec les Occidentaux ces dernières années, ajoute-t-il.

Avec AFP