Alors que le Turkménistan a connu sa première transition dynastique, le peuple croule sous une situation économique désastreuse et une corruption endémique. Retour sur un pays peu connu et surnommé " la Corée du Nord " de l’Asie centrale.

Ashkabad, capitale du Turkménistan, apparaît souvent comme un mirage dans le désert. Bâtiments de marbre blanc, " palais du Bonheur " surmonté d’un globe de 32 mètres de diamètre représentant la carte du pays, arche de 250 mètres de haut orné d’une statue en feuilles d’or du président Gourbangouly Berdymouhamedov, et sculpture monumentale représentant son chien préféré se succèdent dans la ville pour offrir au visiteur un paysage sans commune mesure avec le train de vie de ses habitants.

À l’image de sa capitale, le paysage politique est un hymne à la gloire du président Berdymouhamedov et de son prédécesseur, Saparmurat Niazov dont l’œuvre intitulée " Le livre de l’âme " (Ruhnameh) a longtemps été considéré par le gouvernement turkmène comme l’égal du Coran. Culte de la personnalité, élections truquées, népotisme et corruption sont au cœur d’un régime politique dans ce pays, un des plus fermés au monde.

La transition politique s’est faite, pour la première fois en Asie centrale, de manière dynastique : Serdar Berdymouhamedov, le fils du président, a remporté les élections le 15 mars 2022 avec 72.8% des suffrages face à huit candidats de faible envergure. Affirmant vouloir "laisser la place à la jeunesse", Berdymouhamedov père s’est retiré du pouvoir, mais conserve un rôle prééminent en tant que président du Sénat, le Halk Maslahaty.

La " Corée du Nord " de l’Asie centrale

Depuis son indépendance de l’URSS en 1991, le Turkménistan est gouverné par une caste qui monopolise les postes à responsabilité et détourne à son profit la rente énergétique du pays, qui dispose des 4ᵉˢ réserves mondiales de gaz naturel. Amnesty International a ainsi placé le Turkménistan à la 169e place, sur 180 pays, dans son classement mondial sur la corruption en 2021, tandis que Freedom House lui décernait une note de 0 sur 100, le considérant comme un " autoritarisme consolidé ". Selon Human Rights Watch, le régime turkmène est "extrêmement répressif et restreint toutes les libertés fondamentales". L’accès à l’information y est limité, de nombreux sites étrangers sont interdits tandis que, récemment, toute référence à la guerre en Ukraine a été censurée par le pouvoir.

Temur Umarov, chercheur à Carnegie Moscou et expert sur l’Asie centrale, explique à Ici Beyrouth que " le Turkménistan est l’un des pays les plus fermés au monde, comparable à la Corée du Nord.  Aucune élection turkmène n’a jamais été considérée comme libre et transparente et le résultat est toujours totalement prédictible, elles jouent surtout un rôle symbolique pour légitimer le pouvoir ".

C’est ainsi que le président Gourbangouly Berdymouhamedov avait obtenu des résultats staliniens aux élections présidentielles de 2012 et 2017, avec respectivement 97% et 98% des voix. Son prédécesseur, Saparmurat Niazov, ne s’était même pas embarrassé d’organiser des élections après avoir reçu le titre de " Président à vie " de la part du Parlement turkmène.

La folie des grandeurs présidentielle

Austère, vêtu d’habits modestes et adoptant un langage technocrate, le nouveau président offre un contraste saisissant par rapport à son père, dont les frasques étaient abondamment relayées par la propagande nationale.

Renommé " Arkadag " (le Protecteur) le président Berdymouhamedov père montrait régulièrement ses prouesses physiques à la télévision, diffusant ses courses automobiles au volant d’une Bugatti, séances de tirs et de musculation sous les applaudissements de son cabinet, mais aussi des sérénades qu’il décernait au peuple turkmène. Selon la ligne officielle, il aurait composé plus de 70 ouvrages allant de l’élevage des chevaux à la médecine et la philosophie.

Ces excentricités font cependant pâle figure face à celles du " père de la Nation ", le président Saparmurat Niazov, dont l’ambition était de créer une nation turkmène à son image. Il avait ainsi ordonné de renommer les mois, dont un porte le prénom de sa mère, substitué le serment d’Hippocrate par un serment de fidélité au Président et ordonné la construction d’un gigantesque palais de glace en plein désert. Durant son règne, une statue d’or à son effigie se trouvait au sommet de l’Arche de la neutralité, pivotant sur elle-même pour être en permanence face au soleil.

En contraste, la situation économique s’est considérablement dégradée pour les Turkmènes, qui souffrent d’une dépréciation de la monnaie nationale, de pénuries des produits de base et d’une inflation incontrôlée en raison de la politique d’autarcie menée par le gouvernement et du manque d’investissements publics.

Temur Umarov affirme ainsi que " le rôle du nouveau président sera cantonné à la réforme de l’économie et des finances publiques, alors que le peuple ne peut même plus acheter du pain et répondre à ses besoins de base. ". Le mandat présidentiel précédent avait vu la dette publique doubler et la dépendance économique envers la Chine devenir quasiment totale, depuis la mise en fonction en 2009 d’un pipeline acheminant du gaz turkmène vers la Chine.

Une possible libéralisation politique ?

Les espoirs d’une avancée démocratique dans le pays demeurent faibles malgré la transition. Préparé pour le pouvoir depuis de nombreuses années, le président Serdar Berdymouhamedov étudie les relations internationales à Moscou, puis, de retour au pays, accumule les postes de responsabilité dans un népotisme assumé. Il est élu député, obtenant lors de sa réélection en 2018 91% des voix, puis il est nommé vice-ministre des Affaires Étrangères, ministre de l’Industrie, et enfin vice-Premier ministre en 2021.

Malgré son accession à la présidence, il paraît probable que le cœur du pouvoir restera entre les mains de son père et ses proches, dans une division des tâches que nous explique Temur Umarov : " Tout ce qui relève des politiques publiques comme l’économie, le budget ou le social sera du ressort du nouveau président, tandis que son père gardera la main sur les affaires politiques et diplomatiques ", précisant avec dérision que " cette transition permettra aussi à Berdymouhamedov père de se consacrer à d’autres missions qu’il juge plus importantes comme l’écriture de livres, le sport et les courses de chevaux. "

Alors que le pays connaissait ses premières manifestations de masse en 2020 contre la corruption et l’inaction du gouvernement, le message de cette transition, avec un nouveau président aux atours plus sérieux et crédibles que ses prédécesseurs, est clair : Pas d’ouverture politique, mais un engagement à améliorer la vie des Turkmènes et limiter les excès de l’élite.