Un mois après l’invasion de l’Ukraine par les forces russes, les conséquences politiques et économiques de cette guerre se font désormais ressentir au Moyen-Orient. Si les pays du Golfe peuvent en tirer profit à court terme, les zones d’incertitudes inquiètent la Syrie et l’Iran.

Jihad Yazigi, rédacteur en chef de Syria Report, a répondu aux questions d’Ici Beyrouth.

Quelles sont les conséquences politiques et économiques de l’invasion de l’Ukraine sur le Moyen-Orient ?

Il y a des conséquences immédiates, avec une hausse des exportations pour les pays producteurs de pétrole et une inflation dans les pays importateurs, comme au Liban actuellement. Le changement le plus fondamental, c’est une dépendance accrue à moyen terme des pays occidentaux à l’énergie produite dans le Golfe, mais aussi de la région East-Med (Algérie, Israël). Il y a un changement stratégique qui peut avoir des conséquences politiques non négligeables en créant une dépendance vis-à-vis de ces pays-là. On a vu se matérialiser ce changement avec la visite de Boris Johnson en Arabie Saoudite alors que MBS était boycotté par les pays occidentaux, à l’exception de Macron, il était persona non grata.

Il y a également un impact sur le coût des matières premières, et en particulier céréalières. C’est un impact conjoncturel qui aura un effet sur les populations, a priori cet impact aura moins de conséquences sur le long terme.

Poutine est isolé sur la scène diplomatique, peut-il espérer être le nouvel allié des pays du Golfe ?

L’une des conséquences pour la Russie c’est un affaiblissement politique et économique, même si l’invasion russe arrive à son terme. Cela va avoir un impact négatif pour la Russie en tant que pays capable d’avoir de l’influence, au-delà de sa sphère géographique proche.

Concernant sa relation avec le Golfe, les Russes ne voulaient pas remplacer les Américains mais tentaient de se présenter comme un contre-pouvoir. Ils ont perdu cette carte. On a vu jusqu’ici les pays du Golfe et les pays émergents afficher une position ambivalente au regard de l’Ukraine, même s’ils ont pour la plupart voté en faveur de la résolution de l’ONU condamnant la Russie.

Les pays du Golfe vont bénéficier à moyen terme du fait de leurs ressources énergétiques, donc obtenir des concessions de l’Occident, mais je pense que ce conflit crée un potentiel d’instabilité non négligeable. Il faut savoir que parallèlement à l’Ukraine, les pays du Golfe gardent un œil sur l’accord du JCPOA relatif au dossier du nucléaire iranien. Ce dossier a un impact beaucoup plus grand. Le Golfe n’est pas certain de voir en la Russie un allié face à l’Iran. Quelles seront les nouvelles alliances russes post-conflit ? Cette question interroge. C’est une période de fortes incertitudes.

Quel est l’état d’esprit du régime de Damas vis-à-vis de son parrain russe envahissant l’Ukraine ?

En Syrie, tout le monde observe avec beaucoup d’attention ce qui se déroule en Ukraine. On pense que l’affaiblissement russe peut avoir des conséquences non négligeables pour le régime de Damas.

Pour la Russie, la Syrie était un vrai symbole de leur puissance retrouvée. Mais le régime syrien est aujourd’hui très anxieux à l’idée de voir la Russie s’affaiblir, parce qu’elle était le fer de lance de ses efforts pour rétablir des relations avec le reste du monde. Le fait que les Russes se coupent de l’Occident n’est pas une chose positive pour le régime syrien. Leur économie étant sous sanction, les Syriens utilisaient l’espace économique russe pour avoir des relations avec le monde extérieur. Dans les débats ou dans les discussions entre Syriens, on sent une sorte d’anxiété chez les gens du régime et un peu d’espoir au sein de l’opposition.

En revanche, ce qui est plus significatif, c’est le fait que les Russes – dans leur relation avec la Turquie qui est un autre acteur en Syrie, et qui garde une ligne de contact avec Moscou – vont être plus dépendants des Turcs. Ce qui va peut-être les amener à faire des concessions sur le terrain syrien. Nous sommes dans une conjoncture d’affaiblissement russe par rapport aux autres acteurs sur le terrain syrien, l’un deux étant la Turquie.

Quant à l’Iran, il faut rappeler que les Iraniens travaillent étroitement avec les Russes et qu’ils ont besoin de leur couverture aérienne. L’Iran ne serait pas ravi de voir Moscou quitter la Syrie. Il ne faut pas oublier que c’est l’Iran qui a demandé l’aide de la Russie : Qassem Soleimani s’est rendu à Moscou pour signaler l’échec syro-iranien face à l’opposition syrienne.

Par conséquent, les Iraniens n’ont pas intérêt à avoir une Russie affaiblie en Syrie. Je pense que les Turcs ont aujourd’hui plus à tirer de l’affaiblissement de la Russie que les Iraniens.

La stratégie russe en Syrie semble se répéter aujourd’hui en Ukraine ; comment un tel scénario a-t-il pu se reproduire à nouveau ?

Il y a beaucoup de parallèles à faire entre la Syrie et l’Ukraine. On a expliqué que les Russes avaient acquis beaucoup d’expérience militaire dans le conflit syrien. Je pense qu’il faut nuancer, et se rendre compte que l’armée russe en Syrie ne faisait face à aucune défense anti-aérienne, à aucune armée en face d’elle : les Syriens qui se battaient n’avaient pas d’avions, pas de chars, pas d’armes efficaces. À mon avis, il ne faut pas pousser la comparaison à l’extrême ; il faudrait rester nuancé.

Certes, nous pouvons en tirer certaines leçons qui permettent de prévoir. Quand les Russes ont dit que les Ukrainiens produisaient des armes dans un laboratoire de produits chimiques, nous avons de suite fait le rapprochement avec la Syrie, une stratégie qui annonce en fait une utilisation de l’arme chimique par celui qui accuse. Il ne faut pas oublier que le théâtre d’opération syrien était assez différent de l’Ukraine.