À quatre jours de la commémoration de l’explosion criminelle du port de Beyrouth en août 2020, à quelques dizaines de minutes du moment exact de la déflagration mortelle, l’effondrement le 31 juillet 2022 d’une partie de ce qui reste des silos prend une valeur éminemment symbolique.

Ce phénomène vient d’abord nous rappeler que le traumatisme vécu par des milliers de Libanais n’est pas prêt d’être oublié. Les Beyrouthins ont revécu la panique du jour fatidique et ressenti le même désemparement, en dépit de la préparation à cette nouvelle catastrophe. Les informations contradictoires qui leur parvenaient sur le danger de l’écroulement, le sentiment d’être livrés à eux-mêmes dans l’indifférence de la classe mafieuse au pouvoir, l’absence de toute mesure pour sécuriser le périmètre portuaire et les habitations proches n’ont pu que contribuer à susciter encore plus d’angoisses et de détresse. Il est vrai que le cynisme habituel des kleptocrates nous rappelle à chaque fois et toujours avec le même scandale le mécanisme de clivage qui est gravé dans leur psychisme et qui les dépouille de toute empathie envers les souffrances quotidiennes du peuple.

L’effondrement des silos est symbolique aussi de l’effondrement du Liban qui, lentement, pan après pan, tombe et se réduit en cendres. La justice, les institutions qui doivent empêcher l’emprise et l’arbitraire individuel de dominer, la Constitution comme Loi fondamentale, le Parlement comme lieu d’exercice de la démocratie, la défense de la souveraineté et de la neutralité du pays, l’ouverture aux sociétés arabes et occidentales, et ce qui demeure encore comme restes décharnés d’une misérable République, tout cela est appelé à s’écrouler totalement aussi.

Il vient également ramener à notre mémoire l’impérieuse nécessité de ne pas oublier le 4 août 2020. De ne laisser passer aucune occasion de rappeler aux Libanais qu’il faut résister à toutes les manipulations de la camarilla et de son emprise pour clore honteusement le dossier. De rappeler qu’il y eut des centaines de victimes, des milliers de maisons détruites, des citoyens livrés à leur dénuement, vivant jusqu’aujourd’hui de la charité- oui c’est le mot- d’organisations caritatives. Les Libanais, pour survivre, ont tendance à vouloir oublier. On ne peut oublier une telle calamité, surtout pas quand elle aurait pu être évitée n’était l’aveuglement d’une classe politique obnubilée uniquement par son mercantilisme. D’ailleurs un traumatisme ne s’oublie jamais et se rappellera toujours, à un moment, au souvenir de tous ceux qui l’ont subi. Et ce rappel doit servir à les mobiliser davantage dans leur lutte et leur indispensable rébellion contre la médiocratie régnante.

Cet événement symbolique doit aussi revivifier en chaque citoyen qui ne ferme pas son cœur à la misère dans laquelle le pays est plongé, quel que soit le temps écoulé, même après de longues années, la revendication permanente de la nécessité que justice soit faite, accompagnée des réparations indispensables. Justice pour les victimes et pour leurs proches, justice qui parait actuellement hors de portée tellement ce pays est dirigé avec une amoralité et une alexithymie qui ne s’observe que dans les cas pathologiques. Mais il ne faudra jamais baisser les bras et poursuivre cette quête jusqu’au bout. Réparation morale et financière aussi avec la reconnaissance de sa culpabilité et le châtiment de tout individu, quel que soit son statut, reconnu responsable, en toute connaissance de cause, de non-assistance à peuple en danger.

Pour le moment, aucune lueur d’espoir d’un réveil de la conscience morale du moindre sous-fifre au pouvoir ne pointe à l’horizon. Bien au contraire, entre les mafieux de toutes confessions et de tout parti politique existe une connivence pour continuer à perpétuer cet état de fait. Et il ne peut en être autrement avec la classe politique perverse actuelle. La seule conduite qui nous reste est celle de résister, chacun avec ses propres moyens et aussi longtemps que nécessaire. Au prix même de passer le flambeau à notre descendance.

Aidons-nous de cette puissante pensée de l’écrivain Mahmoud Darwich qui célèbre la pulsion de vie : " Nous souffrons d’un mal incurable qui s’appelle espoir. Espoir de libération et d’indépendance. Espoir d’une vie normale où nous ne serons ni héros ni victimes. Espoir de voir nos enfants aller sans danger à l’école. Espoir pour une femme enceinte de donner naissance à un bébé vivant dans un hôpital et pas à un enfant mort devant des militaires. Espoir que nos poètes verront la beauté de la couleur rouge dans les roses plutôt que dans le sang. Espoir que cette terre retrouvera son nom de terre d’amour et de paix ".