"Le triomphe de la végétation est total". Ce sont les mots qui permettent à Michel Houellebecq de clore La Carte et le territoire, ce roman qu’il publie en 2010 et qui nous emmène dans le milieu de l’art contemporain. Cela repose sur un constat: l’herbe, les arbres, ou même les fleurs, sont devenus, ces dernières années, un matériau prisé des artistes. Il ne s’agit plus de représenter la nature, mais de faire entrer la nature dans les arts plastiques.

Cette tendance de l’art contemporain a ses origines dans les directions que prend l’art des années 60. L’accent sera mis sur l’utilisation des objets naturels et leur introduction dans les espaces consacrés, galeries ou musées. Corrélativement, l’attention des artistes se porte sur l’exploration de nouveaux espaces en dehors de ceux traditionnellement réservés à l’art. Cela va progressivement les amener à s’interroger sur leur environnement et à s’intéresser aux sites naturels. Au-delà de la traditionnelle peinture de paysage, des rapports nouveaux s’instaurent entre l’art et la nature. Cette nouvelle posture serait à comprendre dans le cadre de ce que la critique d’art américaine Rosalind Krauss a appelé le "champ élargi" de l’art.

À l’ère où la redéfinition de notre manière d’habiter le monde relève désormais d’une question de survie, l’art contemporain participe à une réflexion sur les enjeux environnementaux, la relation que nous entretenons avec notre planète, notre manière d’habiter le monde, et contribue à nous permettre de repenser notre humanité. Il y est de même de plus en plus question de vivant, plutôt que de nature. Cela suppose de ne plus vouloir envisager la nature comme un décor de paysage, mais de repenser le monde comme un espace où l’ordre établi entre les espèces est remis à plat.

C’est dans ce continuum entre les différents ordres du vivant, mais aussi entre l’espace naturel et l’espace numérique, que s’inscrit le travail d’Ania Soliman qui interroge les relations entre la nature et la technologie et propose des réponses, sur le mode réel ou imaginaire, à notre expérience de vie dans l’espace numérique.

Détail de Terraform 1, 2022, crayon de couleur, encaustique, acrylique, encre sur papier, 4 panneaux de 280 x 115 cm chacun, Galerie Sfeir-Semler, Beyrouth

Ania Soliman est une artiste interdisciplinaire basée à Paris. Née à Varsovie en 1970 d’une mère polonaise et d’un père égyptien, elle a vécu au Caire et à Bagdad avant de partir pour les États-Unis, où elle a étudié à Harvard puis à Columbia. Son travail est ancré dans le dessin qu’elle associe à des pratiques de traçage, de coloration, de lettrage, de superpositions et de transformation de matériaux sources comme les images numériques. Terraform est le titre de son exposition à la galerie Sfeir Semler qui s’étendra jusqu’au 7 janvier 2023.

Ania Soliman part de l’idée de "terraform" pour développer toute une poétique de la machine et de son lien avec l’homme et la nature. Initialement, le mot provient de la littérature science-fictive des années 50. Il désigne une entreprise selon laquelle on "terraforme" une planète pour en faire une planète qui ressemble à la terre. "Une idée de mâle colonialiste", dit Soliman. Mais ce qui est intéressant dans la langue et aussi dans la technologie, c’est que les objets y deviennent souvent quelque chose d’autre. Ce qui se passe linguistiquement a en l’occurrence ceci de fascinant que les mots migrent d’un registre à un autre et se transforment. Le terraform est ainsi aujourd’hui connu, dans le langage informatique, comme un logiciel en accès libre. On serait donc en train de "terraformer" l’espace numérique. Ou le contraire, dirait Soliman qui, partant de là, décide de "féminiser" le concept et de modifier la compréhension qu’on en a: toutes les formes sont des terraformes.  Tout ce que nous produisons – objets techniques, technologiques ou culturels – fait partie de la nature, ainsi que nous-mêmes. Ces formes produisent constamment de nouvelles formes, et toutes ces formes produisent de la valeur. L’univers naturel et l’univers numérique n’existent pas en dehors de nous. Les machines développent un nouveau langage pour parler avec nous, de même que nous développons un nouveau langage pour parler aux machines. Terraform interroge les frontières – artificielles – entre des mondes qui se recyclent les uns dans les autres. Bien plus qu’un concept, c’est un habitus.

La question que pose cette exposition pourrait être formulée de la manière suivante: comment peut-on collaborer avec la machine pour produire de l’art? Les travaux d’Ania Soliman sont une tentative de réponse. Le principe est le suivant: Soliman se saisit d’une image numérique – fond d’écran parmi les nombreux disponibles sur la toile – sur laquelle elle superpose des dessins empruntant à l’esthétique numérique et qu’elle reproduit de manière quasi obsessionnelle, jusqu’à ce que cette image lui devienne très familière. C’est toute une procédure qui recrée l’expérience immersive de l’image d’origine.

Dans la série Rainforest, elle travaille sur du papier de grand format, superpose au modèle numérique représentant une imagerie animalière et végétale de la forêt tropicale des couches de dessins, dans un langage très codifié mimant la binarité du langage informatique, le tout recouvert d’une couche de peinture monochrome d’un vert phtalo. Tournant autour de ce papier grand format, le corps s’inscrit, lui aussi, dans la digitalité. "C’est une manière de médier, par le corps, notre rapport au numérique, une manière de travailler avec lui au lieu de prétendre qu’il n’est pas là", dit Soliman. Une manière de créer une technologie meilleure de telle sorte que le corps s’y sente chez lui, un monde dans lequel il peut survivre.

La série en jaune fluorescent des plantes de bambou en plastique imite, elle, la typologie des planches botaniques, sauf que les plantes dont il est fait usage sont artificielles. Elles font référence à la surproduction d’objets artificiels qui menace la terre, tout en reflétant, aussi, notre désir de nature, même dans ses manifestations les plus aliénées.

Bamboo, 2018

Intervient enfin son travail sur les très grandes toiles qu’elle exécute sur le toit de la galerie, lorsqu’elle arrive à Beyrouth en résidence: des tentures où l’on voit des éléments indexicaux, une combinaison (et une composition) de graffitis, plantes en plastique, vraies plantes, des pièces de machines, les éléments que l’on trouve habituellement dans le travail de Soliman, avec l’idée de fond de ne pas distinguer les formes produites par la technologie de celles produites par la nature qui font toutes partie d’un continuum. L’idée des tentures introduit aussi à celle de nomadisme, de transmigration entre les différents registres d’objets, et à une certaine fluidité entre les différents éléments qui fait la particularité du travail de l’artiste.

Une fluidité qui se déplace à l’extérieur des murs de la galerie et instaure entre l’art et la ville un lien physique et matériel autant que créatif: une série de sièges, fabriqués à partir de matériel industriel et trouvés en ville lors des multiples trajets de l’artiste, sont ramenés dans le white cube de la galerie. Une manière aussi de se connecter à la créativité de la ville, productrice de formes intégrables dans une galerie. C’est aussi l’idée de faire avec des formes qui existent déjà, l’idée, encore, de ce continuum entre la galerie, la ville, les différents registres du vivant et du non vivant, pour une forme de super nature aux taxinomies fluides. Une sorte de terrain vague, pour finir, où ces différents objets cohabitent.

En même temps qu’une reconsidération des rapports de l’homme avec le monde, le travail d’Ania Soliman contient également une dimension économique en même temps qu’une critique sous-jacente d’un certain rêve postcolonial dans lequel les indépendances et les nationalités sont acquises, les systèmes monétaires indépendants mis en place. Mais "les structures coloniales sont reproduites, dit-elle, dans le système monétaire", et l’on se retrouve pris dans un système d’inflation et d’effondrement économique.