J’ai marché dans les rues de Beyrouth dès que l’aube a pointé du nez, avant que la chaleur ne colle ma petite robe fleurie contre ma peau. J’ai prétendu ne pas voir les déchets qui jonchaient les trottoirs gris, ou la couche de pollution jaunâtre qui couvrait le ciel au-dessus du port en ruine. Je ne voulais pas voir la négativité, je voulais jouer au déni dans mon escapade beyrouthine. D’ailleurs, je maîtrisais bien le jeu du déni, comme la plupart des Libanais qui voulaient survivre.

Ce matin-là précisément, j’étais d’humeur légère. Je saluais les promeneurs matinaux d’un sourire espiègle. Les voitures étaient rares si tôt de la journée. Quelques oiseaux chantaient dans les arbres clairsemés à Gemmayzeh. Furn Ghattas n’avait pas encore ouvert sa porte qui donnait sur la rue Gouraud, et les effluves de ses fameux fatayers, ses chaussons farcis d’épinards, ne s’étaient pas encore mêlés au parfum des jasmins qui décoraient les arcades des maisons traditionnelles. Un vieux couple sirotait son café turc en silence sur le balcon fraîchement repeint en couleurs pastel. Cela faisait un certain temps déjà que le marchand de journaux avait disparu de la rue Pasteur.

Les escaliers de Saint-Nicolas étaient curieusement nettoyés, faisant ressortir les couleurs des graffitis fanés par le soleil. J’en ai grimpé les marches lentement. La lumière timide du petit matin se mêlait au reflet rose des bougainvilliers, ravivant les souvenirs de mon récent voyage en Grèce. J’ai eu chaud au cœur. Le soleil était implacable à Athènes, mais la vie était si légère dans les rues pavées, bordées de bougainvilliers. J’ai fermé les yeux et j’ai ressenti le voilier tanguer sur la mer Égée parsemée d’îles grouillant de touristes. Là-bas, entre les bâtisses blanches aux toits turquoise et les plages propices au farniente, la vie était si simple. Là-bas, la vie était synonyme de douceur, de chaleur. Là-bas, les instincts de survie étaient débranchés. On ne sursautait pas à la détonation d’un bruit sourd ni au son d’un verre brisé. On ne s’inquiétait pas à l’idée de monter cinq étages à pied en cas de coupure de courant ni à une pénurie de pénicilline en cas de fièvre.

Et pourtant, ne s’agissait-il pas du même soleil le temps d’un été, et des mêmes reliefs méditerranéens? Les plages de galets blancs et de sable doré, les ruelles étroites et les demeures en pierre, les mimosas et les bougainvilliers, la cuisine à l’huile d’olive vierge et aux mezzés inspirés? Alors pourquoi? Pourquoi mon pays n’a-t-il pas le droit de se relever de son marasme économique et financier et d’afficher sa beauté et sa particularité? Pourquoi est-il condamné à rester, de génération en génération, une arène privilégiée pour les guerres des autres et les conflits fratricides? Pourquoi doit-il payer le prix de la corruption de la classe dirigeante et des citoyens aussi, des intérêts personnels et confessionnels, du népotisme, du clientélisme, de la négligence volontaire et de l’impunité? Pourquoi les mères sont-elles condamnées à pleurer le départ de leurs enfants vers des horizons lointains et des avenirs meilleurs? Pourquoi les universités doivent-elles perdre leurs professeurs les plus émérites et les hôpitaux se voir voler leurs chirurgiens les plus brillants? Pourquoi le cœur du Cèdre doit-il être tiraillé entre ses racines ancestrales et ses branches qui portent l’élan des oiseaux migrateurs?

J’ai repris ma marche dans les rues de Beyrouth, l’esprit en dilemme, le cœur plein d’émotions ambivalentes. N’est-ce pas l’état d’âme d’une Libanaise typique? La capitale se réveillait brutalement comme chaque matin. Et dans ma tête je reprenais les vers de Nadia Tuéni: " Mon pays que l’on perd un jour sur le chemin. Mon pays qui se casse comme un morceau de vague.  Mon pays où l’été est un hiver certain. Mon pays qui voyage entre rêve et matin. "

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