"La poésie de la ruine est poésie de ce qui a partiellement survécu à la destruction, tout en demeurant immergé dans l’absence: il faut que personne n’ait gardé l’image d’un monument intact. La ruine par excellence signale un culte déserté, un dieu négligé. Elle exprime l’abandon et le délaissement. Le monument ancien était un mémorial, (…) il perpétuait un souvenir. Mais le souvenir a été perdu, une signification seconde lui succède, annonçant dorénavant la disparition du souvenir que le constructeur avait prétendu perpétuer dans la pierre. Sa mélancolie réside dans le fait qu’elle est devenue un monument de la signification perdue. " Jean Starobinski, L’Invention de la liberté, Genève: Skira, 1964.

Réelles ou imaginaires, antiques, modernes ou postmodernes, fabriquées par les guerres, les catastrophes ou le temps, les ruines n’ont cessé de fasciner artistes et écrivains. Sites archéologiques, vestiges d’édifices, ruines urbaines ou naturelles et cités fantômes hantent notre imaginaire. Car les ruines imposent une présence de l’absence qui a le privilège d’ouvrir à l’essentiel. Aussi, ce lieu vide qui tend progressivement à disparaître, manifeste la précarité de ce qui existe, son probable effacement, tout en perpétuant sa mémoire. La ruine célèbre sa propre décomposition.

Ruines modernes (Est-ce là que l’on habitait?) est une exposition d’Anne-Lise Broyer qui se propose comme un voyage dans le temps et dans les mémoires autour de la Méditerranée. C’est donc à Beit Tabaris et dans le cadre du Festival du livre 2022 organisé par l’Institut français qu’elle propose "un premier couplet de ce chant en cours de composition" suite à sa résidence au Liban au printemps dernier.

Est-ce là que l’on habitait? C’est effectivement un sentiment de déjà vu, déjà vécu qui est sollicité à travers ce titre, poétique il faut le reconnaître. C’est donc à un voyage en pays antérieur autant qu’intérieur que cette poésie des ruines nous invite.

Sidi Bou Saïd / Beyrouth / Baalbek / Beyrouth

Chez cette femme photographe qui pense la photographie dans son dialogue avec les autres arts – cinéma, peinture, dessin, gravure –, la littérature est une constante, comme en témoignent ses nombreuses éditions partagées avec Pierre Michon par exemple, Léa Bismuth ou Jean-Luc Nancy.

Car Anne-Lise Broyer aime dire que c’est en lectrice qu’elle aborde le monde, que l’expérience de la photographie se confond chez elle avec celle de la lecture, que son œil se déplace dans le paysage de la même manière que dans un livre, dans une sorte d’errance à la fois littéraire et paysagère. Ainsi, "on demande souvent aux artistes, quel est le point de départ de leurs recherches, de leur démarche… Je crois que je peux dire en toute sincérité qu’avant d’être artiste, je suis avant tout une ‘lectrice’, et que ce qui au fond a déclenché et déclenche encore chez moi l’acte créatif, c’est bien l’expérience de la lecture. En fin de compte, chaque image que je peux produire, ne serait-elle pas la retranscription d’un bouleversement plus ou moins ancien, provoqué par la lecture? Les lieux que je photographie auraient-ils donc été déjà lus avant d’être vus?" La photographie est donc pour Broyer un lieu éminemment littéraire.

Si les images d’Anne-Lise Broyer sont toujours habitées par des textes, ici elle emprunte aussi au vocabulaire musical en proposant un montage dont le geste et le rythme rappellent les figures du couplet, du refrain et de la scansion: "Comme je le disais, je construis actuellement une sorte de chant photographique, une élégie, sous le titre Est-ce là que l’on habitait? La ruine n’est pas qu’un motif à photographier pour moi mais un modus operandi pour le médium lui-même puisque les fragments, les détails bien qu’épars, divers, restent signifiants, et à même de construire un nouveau récit, incantatoire, de la mémoire affleurant dans le paysage. Ce travail en cours – traversé par une question empreinte de mélancolie: est-ce là que l’on habitait? – vise à interroger la ruine non seulement comme vestige du passé mais aussi comme oracle face à un temps présent tourmenté. Convoquer l’imaginaire des ruines de la Mare Nostrum c’est ainsi retisser un imaginaire commun selon les modalités d’un déplacement, d’un décentrement comme le propose Barbara Cassin: "La meilleure manière d’être de retour dans la patrie, en une Odyssée transformée par le sentiment moderne, serait-ce que ce ne soit pas la vôtre?"

Ce vaste projet qu’elle conduit donc depuis quelques années est une sorte de traversée des villes emblématiques qui entourent la Méditerranée – Beyrouth, Tyr, Sidon, Tripoli mais aussi Sidi Bou Saïd ou Carthage, Herculanum, Pompéi –, une sorte de traversée des désastres qui cherche aussi à questionner l’histoire qui, depuis l’Antiquité jusqu’aujourd’hui, se rejoue sur les pourtours de la Méditerranée comme le ressac qui, dans la mer, va d’une rive à l’autre. Une traversée qui abolit les temporalités et les frontières en vue de fabriquer un seul lieu et un seul temps, une espèce de hors-temps, ou un temps qui, loin d’être continu, est fait de passages et de "revenances" (Georges Didi-Huberman). Tout cela se présente aussi, bien sûr, comme une méditation mélancolique sur ce qu’on est en train de vivre, cette espèce de fin d’époque qui va on ne sait où.

Ruines, villes, rivages, déserts, monuments et peuples de statues qui se tiennent dans l’épaisseur des temps comme des figures contemporaines; labyrinthes des lieux, des temps, de la mémoire et des images qui activent le fantasme des temps révolus et déclenchent des histoires nouvelles; territoire poétique, enfin, que le spectateur parcourt, à son tour, à la recherche de ce lieu où, lui aussi, il habitait.

Nayla Tamraz

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