L’exposition dédiée à Gérard Garouste, des années 70 jusqu’à nos jours, est un parcours chronologique de l’œuvre de l’artiste, et la scénographie elle-même finit par nous attraper crescendo en nous matérialisant de spectateurs à acteurs, devenant membres d’une procession archaïque d’un tableau vivant et mouvant. Cet artiste aux multiples talents ne s’était-il pas fait remarquer par ses décors muraux peints pour la boite de nuit mythique le Palace?

"En chemin, le passeur s’invite dans les salles obscures du palace. Des invités se jouent les uns des autres. Dehors le ciel étoilé organise les constellations…"

Les légendes, les fables, les contes de fées et certains thèmes bibliques, souvent profanes, sont la clé de voûte de cette rétrospective envoûtante et absolument pas "reposante", l’artiste s’autoqualifiant lui-même d’"intranquille", titre de son livre autobiographique, se définissant comme fils, peintre et fou. De cette enfance adorée, il en gardera le goût du mystère et des histoires inventées grâce à une imagination débordante et en perpétuelle ébullition et questionnement; car tout est là: ce qui est dit et ce qui n’est pas dit. Le conscient et l’inconscient.

Et bien sûr, ce qu’on devine, ressent, palpe, hume, voit et perçoit prime sur la réalité même du tableau. Voilà la force surréelle de Garouste: nous emmener malgré la profusion et la puissance presque lyrique de sa peinture figurative dans les espaces vides qu’il crée.

Le tableau qui s’offre à nos yeux devient un miroir à traverser pour s’engouffrer dans son âme tourmentée, pelée de toutes les couches de la comédie humaine. Dépassant toutes les strates et tous les masques, ses sujets, qu’ils soient liés au premier testament, aux lectures hébraïques, à La Divine Comédie de Dante, à Don Quichotte et autres mythologies du bassin méditerranéen, c’est bien de la condition humaine dont il s’agit. Mettant en scène ses propres rêves ou plutôt leur interprétation, c’est un univers mystique reliant et déliant dans une espèce de bacchanale picturale les énigmes de l’existence, une psychanalyse ouverte jetée aux yeux de tout à chacun.

Il n’y a aucune linéarité chez Garouste: la pensées, la réflexion, l’émotion, la gestuelle, le dessin, la couleur, sont hachés et décomposés puis tenus entre eux par des fils invisibles se jouant de tout ordre cartésien et formant une composition d’un équilibre si juste que tout moindre basculement aboutirait au néant.

Il n’y a pas de "centre" dans l’œuvre de Garouste, d’où le trouble et l’instabilité du regardant. La peinture avant tout: "Je mets en scène des histoires, la peinture les fait ensuite voyager, elle les dépose sur d’autres rétines que les miennes, réveille d’autres mémoires, d’autres morts, d’autres questions. Sa destinée est d’être regardée, de résonner, de s’émanciper, de s’éloigner du sujet dont elle est le tissu." Le point commun de toutes ses "histoires", de toutes ses peintures, c’est le chaos initial. La volonté des dieux et le désir des hommes d’essayer de le contrôler.

La Genèse. La violence. La sexualité. La pensée raisonnée et l’irrationnel. La condition humaine dans tous ses tourments. C’est ce chaos initial que Garouste supporte en fardeau tel l’Atlas. Pourtant, rien de statique chez le peintre. Ce trop-plein de culpabilité et d’émotions de notre propre humanité, il le tord et le déforme dans ces corps peints dans leur nudité morale. Métamorphosés, grotesques parfois, hybrides assurément, les êtres humains sont dépeints comme des anagrammes corporels. Tout est jeu divinatoire pour celui qui rentre dans l’univers du peintre, sans code, sans règles.

C’est un itinéraire, une initiation même, sans boussole, dans une œuvre poétique où le sublime côtoie le burlesque, où on se perd sur des terres interdites, sans limites et sans frontières. Une prise de risque au fil du rasoir qui donne toute sa force à l’œuvre.

Même si quelques rares accalmies ou quelques lueurs d’apaisement apparaissent dans certains dessins ou peintures, l’humour n’est jamais loin. C’est une certaine folie dans ce qu’elle a de plus noble, qui survole l’œuvre de Garouste et qui lui dote un moteur créatif d’une extrême puissance. "Le fou parle tout seul, il voit des signes et des choses que les autres ne voient pas. Je veux peindre ce qu’on ne dit pas. Et si le fou dérange, je veux que le peintre dérape…"

Un peintre hors norme, hors murs, nous égarant dans une mythologie toute personnelle. Une promenade dans le temps, dans l’esprit et dans l’assourdissant talent de Gérard Garouste. "Ce qui me rassure, c’est que depuis la main sur la grotte préhistorique jusqu’à l’œuvre de Duchamp, on a fait le tour de la plastique. Et c’est parce que la boucle est bouclée que la peinture peut commencer."

"Gérard Garouste", du 7 septembre 2022 jusqu’au 2 janvier 2023, au centre Pompidou, Paris.