Yara Zakhour et Adon Khoury se croisaient souvent au théâtre. Ils se connaissent depuis trois ans et sont "ensemble", sur scène cette fois, pour la toute première fois. Ensemble, ils mettent en scène les mots du poète-guerrier de la langue libanaise né un 20 février 1934, Morice Awwãd. Cet auteur qui, la poésie dans l’âme, la révolution au bout de la plume, a cru en la simplicité des mots, ceux qui secouent les êtres, font vibrer les cœurs, et qui restent après qu’il a rendu son dernier souffle en 2018… Mais son "souffle" demeure, bien vivant, et est mis en espace par son fils Adon, acteur, et par Yara, traductrice assermentée et puis actrice de formation. Celle qui a si bien manié les mots porte ce souffle sacré sur les planches de l’ACT du théâtre Monnot, avec son partenaire. "Shi Metel el-Kezeb".

Une synergie lie les deux acteurs. Ils sont sur la même longueur d’ondes; il n’était pas question pour eux d’opter pour une tragédie pour leur pièce à deux, parce que "les gens en ont assez". En pleine réflexion sur le comment de leur pièce, Adon ouvre l’armoire de la maison, retire "Alwen mech 3a baada" ("Des couleurs qui ne vont pas ensemble") de Morice Awwãd, écrit en 1987, et le tend à Yara. "Parce que le livre était proche", réplique Adon en riant. En effet, proche physiquement et proche dans l’âme. Le rebelle de la littérature, l’un des plus importants poètes du "dialecte" libanais – qu’il considérait comme langue à part entière –, celui qui a été nominé au prix Nobel de la littérature en 2015, lui qui avait toujours rêvé d’écrire des pièces de théâtre, leur fait un clin d’œil. Il n’en a pas fini avec les mots, avec sa société qu’il dépeint scrupuleusement, avec son pays chéri et sa terre adorée. Il aura toujours son mot à dire et son inspiration à insuffler. Le flambeau des guerriers ne s’éteint pas.

Adon trouve que le livre est déjà composé en scènes et il est conscient de la beauté du texte… Il le propose donc à Yara. "Si tu l’aimes, on s’y met." Incrédule, Yara parcourt les pages et de mot en mot, elle est éprise par leur sens: "C’est fou, c’est comme si c’était écrit aujourd’hui même!"

L’œuvre reflète l’histoire d’un couple qui vit une situation difficile du temps de la guerre civile. Yara Zakhour insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de mettre en relief la situation économique connue de tous, mais de nous ramener à une question: est-ce possible que depuis ce temps-là et jusqu’à nos jours, rien n’ait changé? Nous-même, avons-nous changé, qu’avons-nous pu changer? Pouvons-nous dire que nous sommes un peuple courageux en fin de compte? Voilà l’axe principal de la pièce. "Elle rengorge de poésie, d’amour, de douleur, mais surtout de rire… C’est une comédie noire."

Rêveur, Adon reprend des phrases du livre: "Une maison dans une prairie, donnant sur une véranda. Un homme et une femme boivent leur café." Il insiste sur le fait qu’il y avait quelques indications scéniques ainsi que de simples didascalies, tout au long du texte. "C’est un beau texte. Nous avons trouvé que le texte comportant deux personnes et ayant une envergure sociale, psychologique et économique demeure – par malchance ou par chance – contemporain", souligne-t-il.

Les deux artistes considèrent que "le texte constitue une base essentielle pour le théâtre", et celui-là en particulier. "Cette pièce basée sur le texte et le jeu rend hommage à Morice Awwãd. La mise en scène est secondaire. L’auteur n’est pas là physiquement, mais son texte demeure et le rend vivant. En tant qu’acteurs, on a la responsabilité de faire parvenir les pensées de Morice Awwãd au public. On a donc retravaillé le texte en procédant au découpage des scènes afin de construire une trame dramatique adaptée pour le théâtre, vu que l’écrit est généralement différent du texte de théâtre", raconte Yara.

Elle ajoute: "Morice Awwãd a encouragé l’utilisation de la langue libanaise à la télévision, à la radio… et il a été nominé au prix Nobel. "Shi Metel el-Kezeb" est écrite en libanais en adoptant l’orthographe de Morice Awwãd, semblable à la prononciation. C’est la promotion de la langue libanaise, une langue libanaise autre, différente de l’arabe littéraire. Cela ne veut pas dire pour autant diminuer de l’importance de l’arabe littéraire."

Georges el-Asmar les a accompagnés dans ce travail de réécriture et leur a servi de regard extérieur. "Ce n’est pas évident de mettre en scène un texte et de le jouer en parallèle, dit-elle. Georges nous a même fait la remarque au début des répétitions: ‘En aucun moment, je ne veux sentir que c’est Yara et Adon qui jouent en face de moi.’"

Georges el-Asmar est également le superviseur technique de la pièce, alors que la conception lumière est l’œuvre du magicien de la lumière du théâtre Monnot, du plus loin que l’on s’en souvienne, l’acteur et metteur en scène Hagop Derghougassian. "Nous tenons à remercier également Josyane Boulos de nous avoir donné accès au théâtre pour les répétitions", affirment-ils.

À la question concenrnant cette synergie ou leur relation dans leurs rôles sur scène, Yara répond en toute transparence: "Je le dis ouvertement: nous gardons l’amour. Aucune œuvre n’est possible à réaliser sans amour. Je ne parle pas seulement de l’amour passion mais de toute forme d’amour qui relie les êtres entre eux; que ce soit deux actrices, deux acteurs, un homme de 60 ans et une jeune fille de 16 ans, la relation d’amour et d’estime liant les acteurs est essentielle. Voilà ce qui tisse les liens entre les êtres et les relations humaines; le théâtre est cette interaction directe entre les acteurs sur la planche et le public. Cependant, il existe une limite très subtile dans ce processus. On ne peut pas se dire que puisque l’on s’aime et que l’on est habitué l’un à l’autre, le résultat est prédictible. On a une grande responsabilité l’un envers l’autre en tant que metteurs en scène ou acteurs. Il est difficile de faire la part des choses, mais c’est indispensable." Adon renchérit: "Quand on joue et qu’on se regarde, je ne la vois pas en tant que Yara, mais en tant qu’actrice dans le rôle qu’elle tient face à moi. On porte un regard différent l’un sur l’autre dans la vie, différent que celui que l’on porte sur le personnage. C’est vrai que c’est une relation de couple, mais nos caractères et nos personnages sont différents."

Sur scène, comme dans les coulisses, Yara Zakhour et Adon Awwãd n’ont d’yeux que l’un pour l’autre. Ils sont loin du miroir narcissique et de l’égo démesuré.

"Noires étaient les pensées des hommes pourvoyeurs de miroirs", écrit Morice Awwãd. Eux, Yara et Adon, auront "des étoiles comme personne n’en a", tout comme ce petit prince de Saint Exupéry que Morice Awwãd a traduit en libanais.

"Shi Metel el-Kezeb" au théâtre Monnot, ACT, du 10 au 30 novembre.
Marie-Christine Tayah
Instagram: @mariechristine.tayah