Le trésor que recèle le psychanalyste choisi, et aucun autre, viendra, chez le patient, susciter (causer) le désir de parler et de savoir. En d’autres termes, le mystère du transfert tient à ceci: le patient va faire une analyse par amour parce que lui, le patient, a trouvé et logé en son analyste une caractéristique, une qualité, un trait idéal ou une constellation complexe, auxquels s’attache cet amour.

Lacan déploie lumineusement cela quand il aborde le phénomène du transfert à partir du Banquet de Platon, et notamment de ce moment où Socrate, vieux et laid, explique ainsi, dit Lacan, l’amour que le jeune et bel Alcibiade lui porte: "Tu as dû apercevoir en moi quelque chose d’autre, une beauté d’une autre qualité, une beauté qui diffère de toutes les autres." Tel est le précieux objet a, que Platon appelle agalma. Toute expérience d’amour véritable nous permet de toucher ce dont il s’agit.

Les mots des patients pour le dire – car il arrive qu’ils s’énoncent, et souvent en fin de travail – peuvent être d’une émouvante poésie: "Vous avez été mon phare dans la nuit", "J’ai tellement appris, et notamment ce que signifie réellement la bienveillance", "Vous êtes le guide qui m’a ramené au point à partir duquel je me suis perdu", "S’il existe une seule personne au monde qui a pu m’entendre, alors je ne serai plus jamais seul", "un oiseleur qui ouvre la cage et rend sa liberté à ceux qui l’ont perdue", "le sherpa qui a porté mes fardeaux durant toute l’ascension", "Vous êtes mon coffre à secrets où je viens déposer ce qui m’empêche de vivre", "J’ai remplacé la cocaïne, ma compagne mortelle, par Sabine mon analyste", "vous incarnez pour moi la bonté vigilante". La poésie témoigne toujours d’une tentative de faire passer l’indicible dans le langage, ici ce mystère de l’unique dont les mots usuels, universels dans leur forme et inextensibles dans leur nombre, rendent si difficilement compte.

Si le patient choisit son analyste en le dotant d’unicité, l’analyste ne lui répond pas à l’identique: je l’ai dit, le transfert est la rencontre de deux amours, mais de nature dissymétrique. D’évidence, tout praticien a plus d’un patient, chacun d’entre eux ne peut donc être l’unique, mais l’essentiel n’est pas là. Le psychanalyste ne choisit pas ses patients, il choisit d’assumer une fonction qui le conduira à engager authentiquement son amour.

Pour autant, l’essence de cet amour n’est pas celle d’un amour universel qui consisterait à aimer indifféremment tous les êtres humains, au titre d’une position abstraite, philosophique ou religieuse. Tout d’abord, l’analyste ne décide rien dans la rencontre d’amour dont une psychanalyse prend son départ. Il consent au transfert, différent pour chaque patient, et lui-même mouvant au sein d’une cure donnée.

Ce consentement mobilise déjà un amour particulier, en ceci qu’il exclut toute aspiration narcissique de l’analyste, et toute demande, attente ou projet pour lui-même. Ainsi, un psychanalyste ne doit en rien chercher à se rendre admirable, ni faire accroire au patient que celui-ci est privilégié, voire unique à ses yeux, aux fins de se l’attacher.

Néanmoins, l’amour du psychanalyste a bien un lien avec le mystère de l’unique, mais pas comme réflexif ou réciproque à celui que vit le patient. Si le psychanalyste aime assurément, c’est d’un amour dont il s’abstient d’exprimer les affects, un amour sans sentiments dits, ce qui ne signifie pas qu’il n’en éprouve aucun ou les ignore. Cet amour, nécessairement désintéressé, est là pour maintenir le cap sur le désir du patient, en évitant absolument de l’enliser dans un amour qui lui répondrait en miroir, et qui ferait alors de la cure le piège d’un lien à deux dénaturé.

L’amour de l’analyste est le terrain sécurisé, propice à ce que le patient puisse engager en toute spontanéité le précieux transfert, au nom duquel il libérera son discours le plus intime. En émergeront les coordonnées de son histoire, les identifications présidant à sa vie, puis, progressivement, les mots inédits dans lesquels il viendra se reconnaître comme sujet.

Quand un patient s’entend ainsi parler de celui qu’il est, énonçant les termes primordiaux qui le fondent, découvrant la singularité de son être dans une différence absolue avec tout autre que lui, alors, oui, il se révèle unique: non pas unique pour se faire aimer plus qu’un autre de l’analyste, mais unique pour lui-même, pour qu’il puisse donner valeur unique à sa vie et l’inventer comme telle. L’amour du psychanalyste pour chacun de ses patients est amour de la pure différence ou amour de l’autre dans sa pure différence.

Sabine Callegari
@sabinecallegari