À première vue, on ne dirait pas que c’est un film sur le harcèlement. Gus Van Sant dans Elephant met en scène un campus scolaire où les élèves, avec leurs particularités, poursuivent leurs activités habituelles dans l’Amérique d’aujourd’hui. Il y a le photographe amateur qui veut étoffer son album, le fils qui prend en charge son père soûl et assume les responsabilités d’un adulte, le couple d’amoureux sous le charme réciproque, les filles "populaires" obsédées par leur physique et qui vomissent ce qu’elles mangent… Tout ce monde déambule dans les multiples dépendances de cet espace. Cette existence, en apparence banale, est à peine troublée par un adolescent qui subit une brimade et une lycéenne mal dans sa peau cherchant dans l’isolement un refuge, mais qui ne peut s’empêcher d’entendre de méchants commentaires à son égard. Derrière cette surface à peine ébranlée, Gus Van Sant nous signifie que les apparences si lisses de cet univers sont mensongères. Avec les gros plans sur les visages, mais surtout en suivant longuement des silhouettes vues de dos, il témoigne de son point de vue: la face visible des ados ne nous informe en rien de celle qui est sous-jacente et qui nous échappe. Deux plans puissants l’illustrent: la musique suave et romantique de la Lettre à Elise, jouée d’abord avec sensibilité par un jeune homme harcelé, se termine par un mouvement de violence haineuse, comme s’il exécrait cet émoi qui le fragilise; le second plan est celui d’une nature sereine agrémentée de chants d’oiseaux et d’un ciel azuréen sur un fond de grondements de tonnerre: l’écran est lentement envahi par un amoncellement de nuages sombres annonciateurs de la catastrophe imminente et que personne n’a vue venir.

Gus Van Sant a voulu élucider les mobiles obscurs qui ont conduit des élèves du secondaire, à commettre, en 1999, une tuerie dans une école aux USA. Il découvre que la violence et la haine dans ce monde adolescent se cachent sous des dehors d’apparente normalité, jusqu’à ce que la pulsion de mort brise les digues et crève la banalité quotidienne: c’est avec froideur et jouissance que deux victimes de harcèlement se vengent, projetant sous forme de balles explosives les séquelles d’une décompensation, semant une mort "ordinaire".

Ce film paraît déroutant, comme l’est cette période aux yeux des adultes, ainsi qu’aux adolescents eux-mêmes. Sous le masque extérieur se joue la lutte continuelle entre des pulsions contradictoires déstabilisantes.

Le harcèlement (bullying à l’école, mobbing au travail) s’observe dans tout milieu humain où se regroupent des sujets en interaction (écoles, universités, institutions professionnelles, Parlement libanais, lieux d’activités de toutes sortes, etc.). Il peut commencer en famille avec des parents ou des membres de la fratrie qui, verbalement, physiquement ou sexuellement, humilient ou abusent les autres, entraînant de profondes blessures psychiques, avec, pour conséquence, une grande fragilisation du moi. Le harcèlement constitue un acte d’agression sous forme verbale, physique ou sexuelle. Une telle conduite peut avoir de dramatiques conséquences sur le psychisme individuel.

Voici ce qu’en dit la psychanalyste M-F. Hirigoyen: le harcèlement relève "d’un processus inconscient de destruction psychologique, constitué d’agissements hostiles, évidents ou cachés, d’un ou de plusieurs individus, sur un individu désigné, souffre-douleur au sens propre du terme. Par des paroles apparemment anodines, par des allusions, des suggestions ou des non-dits, il est effectivement possible de déstabiliser quelqu’un, ou même de le détruire, sans que l’entourage intervienne. Le ou les agresseurs peuvent ainsi se grandir en rabaissant les autres, et aussi s’éviter tout conflit intérieur ou tout état d’âme en faisant porter à l’autre la responsabilité de ce qui ne va pas. (…) Pas de culpabilité, pas de souffrance. Il s’agit là de perversion au sens de la perversion morale. (…) Cela ne devient destructeur que par la fréquence et la répétition dans le temps. Ces individus ne peuvent exister qu’en “cassant” quelqu’un: il leur faut rabaisser les autres pour acquérir une bonne estime de soi, et par là même acquérir le pouvoir, car ils sont avides d’admiration et d’approbation. Ils n’ont ni compassion ni respect pour les autres puisqu’ils ne sont pas concernés par la relation. Respecter l’autre, c’est le considérer en tant qu’être humain et reconnaître la souffrance qu’on lui inflige".

Le harcèlement est ainsi l’œuvre d’individus en apparence "normaux" qui prennent plaisir à découvrir l’effet de leur cruauté sur autrui. Certains adultes commettent même l’erreur de le considérer comme inévitable dans toute culture.   Dans la mesure où ces agissements chosifient, déshumanisent un sujet, ils peuvent être classés dans la catégorie des perversions. Personne ne peut se dire à l’abri: tout être humain est susceptible, un jour, de harceler et/ou de devenir harceleur.

La psychologue Ariane Bilheran, qui a bien étudié ce phénomène, rejoint la description de M-F Hirigoyen avec la définition suivante: "Le harcèlement vise la destruction progressive d’un individu ou d’un groupe par un autre individu ou un groupe au moyen de pressions réitérées destinées à obtenir de force de l’individu quelque chose et, ce faisant, à susciter ou induire chez lui un état de terreur."

De cette définition se dégagent trois composantes constitutives du harcèlement: l’intention de nuire, la répétition des conduites abusives et l’existence d’un rapport de force inégal entre deux personnes ou deux groupes de personnes.

Les manifestations du harcèlement peuvent se produire soit d’une manière rude et directe par l’intermédiaire de violence verbale, physique ou sexuelle, soit indirecte par l’intermédiaire, par exemple, de rumeurs anonymes concernant un sujet ou de manœuvres visant son ostracisation ou encore par le cyberharcèlement à travers les réseaux sociaux grâce aux facilités offertes par les smartphones ou les ordinateurs.

Les victimes peuvent globalement être de deux sortes: les victimes passives, désemparées, impuissantes, mal dans leur peau, manquant de confiance en elles qui sont les plus nombreuses et les victimes actives qui réagissent aux sévices, mais qui ne font que rendre les harceleurs encore plus violents.

Il faut également mentionner les témoins du harcèlement: enfants, adolescents ou adultes, silencieux ou complices, qui plongent encore plus la victime dans l’accablement. Bien qu’il existe des témoins qui prennent parfois la défense du harcelé, le plus grand nombre se contente d’observer passivement, voire parfois d’encourager le harceleur.