Le jeudi 24 novembre, un concert de belle tenue, consacré à l’art de l’improvisation de la musique d’art monodique modale du Levant, a été organisé à l’Université antonine, mettant en scène le musicologue et violoniste Nidaa Abou Mrad et le qanouniste et musicologue Ghassan Sahhab. Mêlant grâce et fougue, le duo a exalté l’auditoire en sublimant sept modes de la tradition levantine, et a impressionné par la spontanéité du discours musical que tisse soyeusement chaque taqsim.

À partir de la moitié du XIXᵉ siècle, ce "stupide XIXᵉ siècle", comme le fait explicitement remarquer l’écrivain Léon Daudet, l’Art, et la musique tout particulièrement, devient progressivement synonyme d’hystérie, de saugrenuité, d’aporie et d’interdits fièrement, mais mièvrement franchis en Occident. Dans une société contemporaine irréversiblement déshumanisée, l’Art d’antan a désormais perdu sa noble majuscule, toute pente ascendante étant proscrite et toute chute libre étant prescrite. Faire table rase du passé est aussitôt devenu le modus vivendi de cet art qui a naïvement porté, au nom d’un darwinisme artistique absurde, l’évolution musicale à un point de non-retour où la musique d’art européenne n’imite plus la nature, mais le chaos. Fiers de leur langage artificiel, les compositeurs occidentaux contemporains ont renié leur passé en plaçant l’expressivité traditionnelle au rang de naïveté et de crédulité. En revanche, la musique monodique modale du Levant a préservé, tout au long des siècles derniers, la Tradition qu’elle garde et perpétue fidèlement et sans tache, où l’intégrité s’allie à l’éthique pour conforter l’esthétique. Le musicologue et violoniste Nidaa Abou Mrad, un des rares gardiens de l’autel de la tradition musicale artistique du Levant liée au système modal du maqam, a renouvelé son engagement et son attachement à cet Art, en donnant, le jeudi 24 novembre avec le qanouniste Ghassan Sahhab, un concert dédié à l’art du taqsim, une forme majeure de l’improvisation instrumentale dans les modes de cette tradition musicale.

Entre lamentations et ivresse sonore

Il est 20h20. On saisit aussitôt les premières notes du taqsim en maqam Saba non-mesuré au violon dont le cri strident plonge, de prime abord, l’auditoire dans une atmosphère intimiste de mélodrame, marquée par les lamentations du violon et le bourdon du qanoun en tremolo sotto voce. Prêtant une attention minutieuse à la continuité de son phrasé, Nidaa Abou Mrad jalonne l’échelle de ce mode d’éthos pathétique et fait preuve d’une inventivité inépuisable, aussi bien dans son langage virtuose que dans ses couleurs grisantes. On admirera particulièrement la régularité et la consistance du geste vibratoire du violoniste dont la pureté stylistique et la finesse d’articulation atteindront des sommets. Le violon quitte ensuite son caractère élégiaque pour rejoindre le qanoun dans une brève virée nocturne tourmentée et rythmée qui vient clôturer (par un bref prélude donné en guise de postlude) le premier volet de ce concert. Par la suite, Ghassan Sahhab insuffle un esprit nouveau plus vif, animant le prélude en maqam Jaharkah d’une ivresse sonore, avant de s’élancer dans un taqsim en maqam Jaharkah non-mesuré au qanoun où un auditeur attentif ne peut rester indifférent face à la clarté cristalline de l’enchaînement de ses maintes textures mélodiques joviales. Dans la seconde partie de ce volet, Ghassan Sahhab, secondé par Nidaa Abou Mrad, tisse une autre improvisation basée sur le même mode, mais cette fois-ci sur un ostinato bamb. Le qanouniste instille alors un caractère dansant, parsemé d’accents et de trémolos bien soutenus, renforçant ainsi le caractère cantabile du taqsim.

Fin orateur

Toujours dans la même ambiance festive, le duo aborde une version instrumentale du mouachah Boulboub al-afrah (Le Rossignol des fêtes) en maqam Bayyati et cycle aqsaq (dit boiteux), jouée en guise de prélude. Le premier taqsim non-mesuré, exécuté par Nidaa Abou Mrad, laisse place à des motifs articulés, très bien aiguisés, au coup d’archet fluide. Avec une éloquence digne des grands maîtres, il scande certains motifs dans la profondeur de son instrument comme pour mettre en exergue des passages musicalement attrayants. Ce fervent musicien est, en effet, un fin orateur qui parvient à transformer le verbe maqamien en discours envoûtant qui se poursuit sur un autre taqsim en maqam Bayyati sur ostinato bamb, qui laisse néanmoins passer quelques incertitudes dans l’articulation rythmique du phrasé. La seconde partie du concert s’ouvre, quant à elle, sur un prélude en maqam Hijaz, suivi d’un taqsim non-mesuré au qanoun. Tout est en place et soigneusement improvisé: les timbres, l’articulation rythmico-mélodique, les échos et les respirations. Ghassan Sahhab formule soyeusement un phrasé complexe dans l’instantanéité, faisant ainsi du moindre trait virtuose une épopée lyrique se déroulant à l’infini. Expressivité et virtuosité marquent également l’exécution des improvisations responsoriales basées sur un cycle ternaire et conclues par la composition Samaï darij Hijaz: le soin mis à varier climats et couleurs dans le discours musical donne de la vigueur à l’architecture générale de ce taqsim.

Dialogue limpide

La tahmila en maqam Rast au violon et au qanoun suit avec le même soin. En dépit de quelques soucis d’inégalité des intensités sonores et de l’intensité des coups d’archet au violon, l’atmosphère de cette improvisation responsoriale au violon et au qanoun est lumineuse, notamment grâce au timbre perlé du qanoun et aux envolées suaves du violon. Les sonorités se fondent alors dans une complicité symbiotique, lançant sur les rails l’apothéose des improvisations concertantes: les attaques sont acérées, le dialogue limpide et le flot mélodique s’écoulant avec une remarquable prestesse. Cette volupté se poursuit et revêt un caractère noble et envoûtant dans un prélude en maqam Nahawand puis dans des improvisations sur ostinato bamb au qanoun. Sous les cordes pincées de ce dernier, ce mode poignant a le lyrisme et le charme déchirants qu’il devrait avoir. Suit alors un taqsim en maqam Nahawand sur ostinato aqsaq au violon. Les contrastes dynamiques des deux instruments tranchent le discours avec un sens émouvant du drame musical, ponctué par les gémissements méditatifs au violon, malheureusement un peu trop couverts par le qanoun. Cet Andante espressivo met ainsi en lumière un style levantin raffiné, poussé à son plus haut degré d’accomplissement, qui force le respect. Le concert s’achève sur un taqsim au violon improvisé en maqam Sikah et sur ostinato maqsum encadré par la composition Raqs al-Hawanem (Danse des almées). Outre une précision rythmique impeccable, on retiendra l’indéniable capacité d’invention de Nidaa Abou Mrad qui inlassablement conserve la qualité du tissu sonore que son violon sublime, malgré certaines phrases hachées. Heureusement, le violon et le qanoun ne se quittent pas d’une semelle et l’homogénéité des sonorités fait ressortir un chef-d’œuvre d’une belle délicatesse. Le bis a consisté en une improvisation concertante dénommée Qarahbatak en maqam Sikah dans laquelle les deux musiciens se sont livré à des joutes inventives dans un esprit décontracté qui ont conclu ce concert sur une note de vive clarté.