Depuis qu’elle est partie, il y a maintenant un an, Etel Adnan n’a jamais été aussi présente. Dans les expositions, les biennales, les événements culturels, les rencontres littéraires. Et pas uniquement pour des hommages ou des rétrospectives. Non. Etel est très présente dans le cœur de ceux qui l’ont connue, dans la tête de ceux qui l’ont lue mais aussi dans cette espèce de mémoire universelle qui retient les choses essentielles et prévient leur dilution dans l’oubli du temps. Et pardonnez-moi si je ne peux en parler qu’au présent.

Et ce n’est pas uniquement non plus parce que Etel est un être à part. Une personnalité si attachante qui subjugue les esprits et captive les cœurs. C’est aussi parce que ce que cette auteure, poète et artiste a écrit et peint a une portée de résonance qui va au-delà des mots et des couleurs. Regarder ses tableaux, c’est accéder à cette simplicité et cette pureté qui sont aujourd’hui si rares mais pourtant si nécessaires et qui seront certainement le motto du monde de demain. Lire aujourd’hui ce que Etel a écrit hier c’est acquiescer à chaque mot, comprendre intimement chaque phrase et saisir profondément chacun de ses messages tellement intemporels.

Alors, quand l’impossible mutation a lieu, quand par exemple quelqu’un comme Marie-Rose sort du cours ordinaire des choses, le corps social affolé dégage ses anticorps dans un mécanisme aveugle et automatique pour résorber, tuer, et digérer la cellule dans laquelle le vouloir vivre de la liberté est parvenu à se manifester.

Ces mots sont extraits de Sitt Marie Rose, premier livre jamais écrit sur la guerre au tout début de la guerre en 1977. Un livre qui a traversé le temps, a survécu à toutes les mutations littéraires, a été traduit en de multiples langues, joué au théâtre, étudié dans les universités, traduit en musique. Preuve ultime que la violence est fille de l’intolérance encore et toujours et depuis l’âge des conflits.

Mais qui donc a perdu à part les habitants de cette ville et les quelques animaux qu’on a oublié de nourrir ou qui sont morts eux aussi dans les abattoirs sous les pluies de balles? Les chevaux de course sont morts brûlés dans les écuries du Parc de l’Hippodrome.

C’est la ville en tant que grand être qui souffre, trop folle et trop survoltée, et qui maintenant est matée, éventrée, violée, comme ces villes que les diverses milices ont violées, à trente et à quarante, qui sont folles dans les asiles, et que les familles, méditerranéennes jusqu’au bout, cachent au lieu de soigner… mais comment soigner la mémoire? Cette ville, comme ces filles, a été violée.

Et Etel est de tous les conflits. Partout dans le monde. Elle en débat constamment, s’intéresse aux détails, passe au crible les comportements humains, dessine sa colère, exprime sa révolte. De sa voix douce, de son pinceau délicat, de ses métaphores puissantes.

La Croisade que je croyais impossible, en fait, a eu lieu. Mais elle n’est pas vraiment religieuse. Elle fait partie de la grande croisade dirigée contre les pauvres. Ils bombardent les quartiers des déshérités parce qu’ils considèrent que c’est de la vermine et que cette vermine va les manger. Ils se battent pour enrayer la marée de ceux qui ayant tout perdu ou n’ayant jamais rien eu, n’ont plus rien à perdre. Ils ont tourné ceux qui, parmi eux, étaient pauvres, contre les pauvres "des autres" Ils ont perverti la charité au cœur de sa racine. Jérusalem est la grande absente. Cette ville fondée par les Cananéens, leurs ancêtres, il y a quelques millénaires, et où le Christ est mort et a ressuscité, ils n’y sont jamais allés et ils ne comptent pas le faire. La Jérusalem spirituelle est morte dans leurs mariages consanguins et sous le poids de la haine. Elle n’est plus au Moyen-Orient.

La véritable aventure politique n’existe pas car elle est à l’opposé de l’oppression. Et opprimer, ciel, comme ils savent le faire! Si les colonnes vertébrales humaines pouvaient s’y adapter, ils obligeraient les gens à se mouvoir sur quatre pattes. L’aventure politique qu’ils ignorent est semblable à l’aventure poétique. Che Guevara et Badr Chaker el-Sayyab, poète irakien, ont ceci de commun qu’ils ne peuvent l’un et l’autre faire école. C’est toujours l’étape suivante, celle du poème ou celle de la marche dans la jungle, qui les détermine. Nos dirigeants, eux, vivent assis. Et quand ils arrivent au pouvoir ils sécrètent une espèce de peau autour de leurs sièges jusqu’au moment où ils sont, siège et corps, indétachables. Dans une société où la seule liberté – et cela quand elle existe! – est limitée au choix entre différentes marques de voitures, la notion de justice peut-elle exister et le génocide ne devient-il pas une conséquence inéluctable?

Non, Etel n’a pas écrit ces lignes aujourd’hui. Elles ont surgi sous ses doigts issues d’une sensibilité, d’une vision et d’une intelligence qui ont toujours su balayer la temporalité. Son discours, ses messages ont toujours su aller au-delà, dépasser frontières et réalités, raconter le monde de demain, elle qui est né au début du siècle dernier.

Notre jeunesse à nous, à Beyrouth, avait été caractérisée par le besoin de partir, de couvrir des espaces. Cette nouvelle génération, pour laquelle la nôtre a atteint la lune et conquis l’univers, se retourne dans un autre sens, le sens intérieur. C’est une implosion qui se produit, l’implosion du moi sur lui-même.

Devant sa toile ou sa page blanche, à la main une plume, un pinceau ou un crayon, Etel est chez elle. Chez elle dans un monde qu’elle explore avec gourmandise. Un monde qu’elle se plait à raconter en français, arabe et anglais puisant dans ces racines la richesse d’Écrire dans une langue étrangère.

Est-ce que je me sens en exil? Oui, c’est le cas. Mais cela remonte très loin, cela a duré si longtemps que c’est devenu ma nature, et je ne peux pas dire que j’en ai souffert trop souvent. Il y a même des moments où j’en suis heureuse. Un poète est, avant tout, la nature humaine à son état le plus pur. C’est pourquoi un poète est aussi humain d’un chat est un chat, ou un cerisier est un cerisier. Tout le reste vient "après". Tout le reste compte mais aussi parfois ne compte pour rien. Les poètes sont profondément enracinés dans la langue et ils transcendent la langue.

Dans les lettres qu’elle écrit à Fawaz Traboulsi des différentes villes qu’elle a visitées ou habitées, comme un besoin de tracer les cohérences entre les villes et les femmes.

Et depuis, dans un imaginaire constamment actualisé, la femme a été ce qui attend : elle attend de grandir, elle attend sa puberté, attend le fiancé, le mari, l’enfant, la vieillesse, et la mort. Elle attend que les enfants aillent et viennent, qu’ils grandissent, qu’ils se marient, que le mari parte le matin, qu’il rentre le soir. Elle attend que l’eau bouille, que la guerre finisse, que le printemps revienne. Elle attend d’être embrassée, prise, rejetée, oubliée. Elle attend l’heure de l’amour, celle de la vengeance, de l’oubli, et de nouveau la mort. Elle est la fleur qui attend l’abeille, et la vallée qui attend l’orage. Elle est pratiquement née "assise", et Pénélope ne fait rien d’autre. Elle s’assied, tisse, et défait son travail. Sisyphe, c’est elle. Pour que l’attente soit pure, il faut que rien ne dure de ce qu’elle fait.

Etel est universelle. Le monde et le temps sont son territoire. Elle s’est définie dans ses lieux à elle, dans ses montagnes, ses arbres et surtout ses mers. Elle a parcouru les chemins, les sentiers, les villes, les pays. Tout lui est familier, tout lui est intérêt, tout lui est perceptible, tout lui est transmission comme reliée par un fil invisible aux différentes géographies, aux différents présents et aux différents destins. Etel n’a pas d’âge. Elle parle aux jeunes, aux vieux, aux générations d’exilés, à ceux de la guerre du Liban, à ceux de toutes les guerres, à ceux du monde de demain. Ce qu’elle dit se marque au fer rouge dans les esprits en quête plus que jamais de sagesse et de bon sens. Et on aimera toujours lire à haute voix pour soi et pour les autres les mots doucement percutants de cette femme que l’on reçoit comme un privilège. Etel est éternelle.

Je me place au centre des choses. J’écris à partir du noyau d’un atome. Du sang bat dans mes oreilles. Une chaleur sèche émane de mes nerfs. Une pression tente de pousser mes yeux devant moi; ils veulent voyager seuls. Mon lieu: des autoroutes, des trains, des voitures. Une route après l’autre, de rivage en rivage. De Beyrouth à la mer Rouge. D’Aden à Alger. De l’Oregon à La Paz. Je n’arrête jamais, prisonnière d’un corps, et mon cerveau est une station de radio émettant des messages en direction du cosmos. Qu’il soit ange ou astronaute habillé de blanc, j’aimerais qu’un être étrange me mène dans un lieu où nulle maladie n’altèrerait ma perception. J’aurais des ailes qui pousseraient et je m’envolerais.

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