Nous entendons parler dans les médias, depuis un certain temps et de manière de plus en plus insistante, du syndrome d’éco-anxiété, lié aux bouleversements écologiques dans le monde et qui semble impacter le plus la santé mentale des adolescents et des jeunes adultes. En effet, ceux-ci seraient de plus en plus nombreux à s’interroger sur l’avenir de la vie sur terre et à se sentir, de ce fait, dévorés par une inquiétude existentielle.

À l’origine, un concept des années 90…

En fait, c’est au début des années 90 qu’un professeur en histoire anglaise de l’Université d’État de Californie théorise les liens de l’écologie et de la psychologie dans un ouvrage intitulé The Voice of the Earth: An Exploration of Ecopsychology (1992). Il y explique que la dégradation de l’état de la planète Terre, la pollution des ressources naturelles, la déforestation, la perte de la biodiversité, l’extinction de certaines espaces animales, le réchauffement climatique, etc., ne sauraient manquer d’avoir une influence sur la psychologie humaine des générations à venir.

À sa suite, Véronique Lapaige, médecin belge-canadienne et professeure-chercheure à la fois en santé publique, en santé environnementale et en santé mentale, invente en 1996 le concept d’éco-anxiété, dans le sillage de recherches sur le ressenti des individus à l’aune des grands bouleversements de la vie naturelle de la planète. Elle s’aperçoit alors, à partir de l’échantillon de population avec lequel elle mène ses expériences, que ce sont plus de 85% des 15-30 ans qui se sentent concernés par l’état de la planète. Ils sont inquiets au point d’en ressentir un profond mal-être, éprouvant souvent aussi le besoin urgent et impérieux d’agir face aux crises environnementales.

Fonte et craquèlement des glaciers en Antarctique occidental

Un mal à prendre en considération comme générateur d’action

L’éco-anxiété semble bien être un syndrome assez similaire au trouble d’anxiété généralisé tel que le décrit le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux et psychiatriques. Dans ce sillage, un individu éco-anxieux peut développer des symptômes psychosomatiques comme les picotements, les engourdissements, les vertiges, les maux de tête, les nausées, les palpitations cardiaques, les insomnies, etc.. De même peut-il manifester des symptômes psycho-mentaux tels que la difficulté à se concentrer, le sentiment d’impuissance, la persuasion de catastrophes imminentes, le sentiment d’inquiétude invalidante, des fixations morbides idéiques, la peur persistante de la mort, etc. Cependant, l’éco-anxiété ne fait pas partie de la liste des troubles mentaux et psychiatriques reconnus à l’échelle mondiale de la santé, bien qu’elle ait été récupérée par certains psycho-praticiens dans le monde qui se disent spécialistes de troubles anxieux, dont l’éco-anxiété. En réalité, ce n’est pas une pathologie. C’est un état d’âme face à l’état actuel du monde et en lien avec la conviction que les générations post-industrielles, ainsi que les générations X et Y ont trahi la génération actuelle par leur inconscience et leur inaction. Conviction doublée de celle, non moins affligeante, que les grands de ce monde ne prennent pas les bonnes décisions ni n’entreprennent quelque action que ce soit en faveur de la planète Terre ou de sa réhabilitation. D’ailleurs, Véronique Lapaige elle-même affirme qu’il ne s’agit pas là d’un mal individuel, mais d’un malaise collectif, voire que c’est peut-être moins un vrai problème qu’un générateur d’action, qu’une force de changement.

On note, dans cette optique, que beaucoup parmi les éco-anxieux œuvrent à opter pour la posture d’individus responsables et engagés. L’éco-anxiété devient alors adaptative et incite à s’engager de manière collective dans des associations militant pour des causes liées à la protection de l’environnement; ou encore de manière individuelle dans le but de lever les masses en faveur de l’action, comme on a pu le voir en Suède avec Greta Thunberg, en Ouganda avec Leah Namugerwa, en Thaïlande avec Ralyn Satidtanasarn, etc. L’éco-anxiété adaptative permet donc à l’individu de contrer son impuissance, de se réapproprier d’une certaine façon son destin dans le monde, de se reconnecter à l’environnement, de sauver la planète Terre, fût-ce à une humble échelle…

Quoi qu’il en soit, un consensus médical veut que l’éco-anxiété désigne au final l’angoisse rationnelle et chronique d’une catastrophe environnementale, toute tournée vers un avenir négatif qu’on ne maîtrise pas, mais que l’on peut, grâce à la volonté et à l’agir humains, chercher à transformer.

Ralyn Satidtanasarn luttant pour le nettoyage de la Thaïlande de la pollution plastique

Et le "Liban-anxiété"?

Ne devrions-nous pas parler, en ce qui nous concerne et au risque de nous permettre un néologisme, de "Liban-anxiété"? Sans faire de confusion avec notre mémoire blessée, notre syndrome post-traumatique, nos dénégations, nos répétitions de scénario d’échec, etc., tous d’ailleurs liés au passé, évoquons ce nouveau mal-être, pour sa part lié à l’avenir, à la lumière de l’éco-anxiété elle-même. Si nous n’avons pas de raison de penser que notre pays est en quoi que ce soit responsable du réchauffement climatique, de la dégradation globale de la planète Terre ni de son avenir sombre, étant donné que le Liban n’est pas un pays industriel, encore moins un pays nucléaire, il n’en demeure pas moins que nos écosystèmes, fussent-ils tout menus, se portent fort mal. Nos forêts ont quasiment disparu, nos eaux ne sont pas assainies, notre mer est hautement polluée par le plastique et bien d’autres déchets hautement nuisibles, notre air est irrespirable à cause de la crise irrésolue de l’électricité… Eu égard à ce tableau, le Libanais ne saurait qu’être anxieux en regard de son destin dans son propre pays, comme du destin du pays en tant que tel.

Mais, au-delà de toute problématique écologique liée au Liban, il y a bien, ne nous en cachons pas, une anxiété liée à l’avenir du pays et de ses concitoyens: que va-t-il en advenir? Si nous nous en tenons à l’analyse de l’éco-anxiété par les chercheurs et que nous l’appliquons à notre cas, nous serons portés à croire, par fait d’analogie, que le "Liban-anxiété" pourrait lui aussi être générateur d’action et force de changement. Non? À quand donc la fin de l’immobilisme paralysant, du mutisme létal, de l’engourdissement émotionnel, de la dissonance cognitive, de la dissociation comportementale, de l’indifférence tampon, de l’ignorance volontaire? À quand donc la revivification de nos liens de concitoyens? À quand donc l’avènement du vecteur d’une intentionnalité de la défense, de l’édification et de la consolidation du Liban de demain?

Espérons ne pas en venir, un jour (bientôt?), à la découverte que notre "Liban-anxiété" est en réalité une psychose confusionnelle, délirante de laquelle nous ne pourrions jamais guérir…