Pioneers, une exposition riche en histoire et forte en émotion, se tient actuellement, et jusqu’au 25 mars, à la galerie Sheikh Zayed du bâtiment Safadi de l’Université libano-américaine (LAU).

Visiter cette exposition, c’est se trouver, en émerveillement, devant l’histoire de l’art du Liban. Il suffit de découvrir les œuvres de César Gemayel, Moustafa Farroukh, Saliba Douaihi et Omar Onsi, accrochées avec tant de finesse dans une même salle, pour ressentir une émotion profonde. C’est un voyage dans le temps, un siècle plus tôt, à l’époque où les impressionnistes venaient de faire sensation.

César Gemayel, est reconnu comme le pilier du modernisme libanais. Membre de la seconde génération des peintres libanais modernes, il marque un tournant dans l’histoire de l’art en abandonnant les portraits académiques, commandés sous commission, de ses prédécesseurs pour innover dans les paysages, les nus et les natures mortes à l’huile, au pastel et à l’aquarelle.

Ces œuvres sont caractérisées par l’exploitation de la lumière et de la couleur par coups de pinceaux légers, en association avec l’impressionnisme européen qui fait figure à la même époque.  Après avoir poursuivi des études de pharmacologie à l’Université américaine de Beyrouth, tout en travaillant la peinture en parallèle à l’atelier du peintre Khalil Salibi, c’est à Paris, à l’Académie Julien, que César Gemayel prolonge son cheminement artistique.

De retour au Liban en 1930, il se dédie à l’art et devient membre fondateur du Comité des amis du Musée national et de l’Académie libanaise des beaux-arts (ALBA) dont il sera le directeur de la faculté d’art et d’architecture, en 1943. Gemayel, qui aura exposé durant sa carrière au Liban et à l’étranger, est reconnu pour son travail figuratif. Sa créativité et sa capacité à atteindre différents niveaux d’abstraction font de lui un maître.

Nous admirons cinq de ses magnifiques œuvres exposées à la galerie Sheikh Zayed de la LAU. Nous découvrons ainsi un Carnaval qui n’est pas sans rappeler Le déjeuner des canotiers ou le Bal du moulin de la Galette de Renoir, dont l’artiste est un grand admirateur. Une autre toile attire notre attention: il s’agit de deux femmes nues. Les corps sont travaillés dans les moindres détails et le thème, si osé pour l’époque et le pays, met en valeur l’art innovateur de César Gemayel. L’artiste maîtrise tout autant ses coups de pinceaux impressionnistes sur une autre toile représentant un bouquet de fleurs rouges, ressortant si poétiquement en arrière-plan.

C’est avec autant de bonheur que nous découvrons les cinq toiles de l’artiste Moustafa Farroukh. Nous avons le plaisir de rencontrer son fils, Hani Farroukh, présent au vernissage, qui raconte les toiles de feu son père et partage ses souvenirs d’enfance en présence des trois autres grands maîtres exposés. Né en 1901, Moustafa Farroukh reçoit un diplôme de l’Académie des beaux-arts de San Luca, en Italie, et continue ses études à Paris où il baigne dans le courant artistique de l’époque. Ses mentors sont Paul Émile Chabas et Jean-Louis Forain. Il a la chance d’exposer son art dans les salons parisiens. De là, il part en Espagne où il explore l’architecture andalouse.

C’est en 1929 qu’il rentre à Beyrouth pour exposer son art à l’Université américaine. C’est la toute première exposition solo de l’histoire de l’art au Liban. Avec ses contemporains, Farroukh brise les tabous d’une société rigide. Il dénude la femme sur ses toiles. Il dévoile des personnages en plein labeur ou en contemplation. On est particulièrement touché par l’humanité des figures de Moustafa Farroukh. Ainsi l’épouse de l’artiste qui prépare le café libanais traditionnel durant l’hiver 1951, ou le boucher de Bikfaya. On voyage surtout au cœur des villages libanais, entre vignobles et lacs. La beauté naturelle du paysage est toujours mise en valeur par la chaleur du coup de pinceau.

D’ailleurs une de ses toiles, le paysage du village de Chouwit, a gagné le prix honorifique du président Camille Chamoun, au printemps 1956. Et M. Hani Farroukh de nous conter les histoires derrière les couleurs de la palette de son père et de nous faire voyager dans le temps, vers une ère heureuse et sereine.

Nous traversons ensuite la salle d’exposition pour nous laisser emporter par les incroyables jeux d’ombre et de lumière de Saliba Douaihi. Né en 1915 dans le village d’Ehden, il commence son travail d’apprenti peintre chez l’artiste Habib Srour à l’âge de 14 ans. À 17 ans, il part pour Paris et entreprend des études à l’École nationale supérieure des beaux-arts, à la suite de quoi il est sélectionné pour exposer au Salon des artistes français. Il rentre au Liban en 1936 et reçoit plusieurs commandes de peinture. Vers la moitié des années 40, Saliba Douaihi commence à déconstruire l’architecture des paysages, se dirigeant ainsi vers le mouvement cubiste. Puis, dans les années 50, lorsque l’artiste déménage à New York, il voit ses œuvres exposées auprès de celles de Rothko ou de Reinhardt.

Douaihi explore alors l’art abstrait expressionniste et de simples compositions géométriques. Son style devient alors de plus en plus minimaliste, avec des saturations de couleurs primaires. Cependant, les toiles que nous avons le plaisir d’admirer dans cette exposition font partie de ses débuts.

Nous terminons notre visite par les toiles du quatrième pilier de l’art moderne libanais: Omar Onsi. Connu pour ses paysages et ses scènes rurales, Omar Onsi propose également des nus et des natures mortes que nous avons la chance de voir.

Né en 1901 à Beyrouth, l’artiste, dont le père est pharmacien et la mère politiquement engagée, vend beaucoup de toiles durant sa carrière. Son premier professeur a été Khalil Salibi. Après avoir été le précepteur d’anglais et de peinture des enfants du roi Abdallah de Jordanie, il part pour la France, en 1927, pour perfectionner son art à l’Académie Julien. Après le décès de son épouse française, il part faire son deuil en Syrie, avant de rentrer au pays avec une magnifique palette impressionniste et sa seconde femme.

L’œuvre de l’artiste se focalise sur les paysages libanais et fait de lui un des plus importants peintres impressionnistes de notre pays. Il est par ailleurs cofondateur de l’Association libanaise des artistes, peintres et sculpteurs, et membre du conseil du Musée Sursock.

Revisiter l’histoire de l’art à travers les œuvres des pionniers réunis dans une même salle a été un défi, lancé par le curateur de l’exposition, Dr Tony Karam,  relevé avec succès. Une exposition à ne pas rater, initiée par la doyenne de la faculté d’arts et de sciences de la LAU, Dr Cathia Jenainati. Du jamais vu dans un cadre académique, où les vrais amoureux de l’art se côtoient pour voguer de toile en toile vers un autre siècle, une autre époque, et frissonner d’émotion devant les tableaux, parfois usés par le temps et la guerre, mais si forts en histoire.

Zeina Nader

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