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Le sujet anorexique, comme d’ailleurs le boulimique, parle avec son corps. L’aspect extérieur de l’anorexique inquiète; on ne peut s’empêcher de penser au danger mortel qu’il encourt s’il persévère dans son amaigrissement. Et pourtant, c’est ce qu’il fait parce que pour lui, en effet, c’est une question de vie ou de mort. Ce qu’il nous dit, en quelque sorte, c’est qu’il est prêt à tout pour sauvegarder en lui le sentiment que, de cette façon, il est maître de son destin, celui de faire prévaloir son désir propre, dans une tentative de se libérer de l’emprise du désir de l’Autre, convaincu que, par sa conduite, il est en contrôle de sa vie.

Tout en tenant compte du symptôme alimentaire, il est important d’envisager ce qu’il cache afin de décoder le message inscrit physiquement. L’écoute, la compréhension et l’aide doivent savoir s’orienter vers ce qui demeure enfoui dans les profondeurs de la psyché de ce sujet, vers les mobiles véritables à la source d’une conduite qui s’avère d’une grande complexité.

Quelles peuvent être les causes qui forcent, par exemple, une adolescente à agir comme elle le fait: s’imposer des restrictions alimentaires très sévères afin de perdre des kilos toujours perçus comme superflus, recourir fréquemment aux laxatifs ou aux vomissements, se montrer vigilante devant toute augmentation, même de quelques grammes, de son poids, agir d’une manière hyperactive? Tout cela entraînant une faiblesse musculaire importante et une grande fatigue, un arrêt des règles, des problèmes de sommeil, un dysfonctionnement de la fonction immunitaire, des troubles organiques notamment gastro-intestinaux, alors que, par ailleurs, ces jeunes filles sont assidues et souvent d’excellentes élèves, intelligentes et sensibles. Et pourtant, elles se montrent si peu convaincues par les arguments et les mises en garde proférés par leur entourage comme par les médecins.

Dans sa famille, le sujet anorexique a expérimenté la déception et le désenchantement. Selon le psychanalyste Philippe Jeammet, le facteur déclenchant est une déception majeure initiale aboutissant à une conduite de soulagement, au sentiment de maîtriser le malaise. L’appétit existe bien, mais pour toute autre chose que la nourriture. Alors qu’il apparaît en effet exécrer l’alimentation, il est, en réalité, en lutte contre son appétence. S’il se soucie constamment du nombre de calories qu’il peut se permettre, il montre un grand intérêt aux menus et aux recettes culinaires ainsi qu’aux ingrédients utilisés. La maîtrise qu’il s’impose connaît parfois des ratés comme lors des crises de boulimie qui peuvent se produire de temps en temps, témoignant d’une frontière assez perméable entre anorexie et boulimie.

Au facteur déclenchant se rattachent d’autres facteurs d’ordre psychique aussi bien que physiologique, particulièrement à la période de l’adolescence, avec ce qu’elle entraîne comme métamorphoses corporelles, psychologiques, sociales et sexuelles mal vécues. On retrouve également un contexte familial souvent problématique, des traumatismes récents ou anciens dont les effets perdurent, des séparations et des pertes toujours douloureuses. Une importance particulière doit être accordée aux relations établies avec les parents à la période infantile durant laquelle les conflits œdipiens n’ont pas pu être résolus. Ainsi, se déclenchant souvent à l’adolescence, l’étiologie de l’anorexie mentale remonte à bien avant.

Le sujet anorexique vit avec un sentiment de grande insécurité interne, une détresse, un manque de confiance en soi et dans les autres, des angoisses et souvent un état dépressif. Il a une perception dévalorisée de soi ainsi qu’une image déformée de son corps. N’ayant pu accéder à ses ressources internes pour résoudre ses conflits, il aura recours à des objets extérieurs desquels il aura tendance à devenir dépendant.

Le contrôle qu’une adolescente exerce sur son corps ou l’isolement auquel elle a parfois recours masquent sa lutte contre une dépendance archaïque à la mère, perçue à l’origine comme envahissante, voire dévorante, menaçant le processus d’autonomisation auquel l’enfant aspire naturellement et qui aurait pu mener à la construction d’un vrai self et d’une identité propre. L’anorexique est en proie à un conflit complexe et ambivalent: d’une part, elle tente de se dégager de sa grande dépendance à sa mère et, d’autre part, elle a peur de s’en éloigner. Sa conduite est inconsciemment motivée par la peur de grandir, par l’esquive des changements préludant à la construction de son identité féminine.

Face à une mère intrusive et au lieu de jouer le rôle qui lui est dévolu, celui d’un tiers encourageant la rupture de la relation fusionnelle mère/fille propice à l’avènement d’une relation différenciée, le père échoue dans cette entreprise. Il est ainsi perçu comme absent, impuissant devant la toute-puissance maternelle, fragilisant ainsi la résolution de la relation œdipienne.

La psychologue Sarah Vibert, qui a consacré un livre très approfondi sur les anorexies mentales, fait état de recherches qui démontrent que les sévères restrictions alimentaires que l’anorexique s’impose sont susceptibles "d’affecter le fonctionnement psychique et intellectuel en générant des difficultés majeures de concentration et de mémoire, un renforcement des pensées obsessionnelles concernant la nourriture et le poids, mais aussi de majorer, lors de la levée des comportements de maîtrise, les manifestations dépressives et anxieuses". Elle relève également les difficultés liées à la sexuation: l’amaigrissement continu de l’anorexique tend à effacer ses formes féminines afin de maîtriser, voire d’inverser les "transformations corporelles terrifiantes sur lesquelles la jeune fille n’a pas de prise".

Vibert ajoute qu’en devenant son propre bourreau, l’anorexique tente, en malmenant son corps, de maîtriser des traumatismes primitifs provoqués par un environnement maternel défaillant. "Si le conflit alimentaire représente une solution précaire de traitement des conflits psychiques sur le mode de l’extériorisation, il manifeste également la recherche d’un sentiment d’exister à travers la conduite elle-même. À défaut de pouvoir se différencier psychiquement de la mère et se dégager de conflits identitaires et identificatoires insolubles actualisés par l’adolescence, ‘l’identité anorexique’ représenterait un moyen pour la jeune fille d’affirmer, à travers sa conduite et son apparence, une singularité et une supériorité conformes à l’idéal de pureté qui l’asservit."

Pour terminer, voici un poème anonyme qui dit avec sensibilité, sincérité et souffrance, le vécu d’un sujet anorexique. Il est publié par l’excellent site québécois aneb qui consacre ses pages aux troubles des conduites alimentaires:

Je ne cesse pas de manger parce que je veux ta pitié;
Ton empathie, ta sympathie, tu peux te la garder.
Je ne me prive pas de nourriture simplement pour être mince
Pour que mes bourrelets rapetissent quand je les pince.
Non, mon trouble alimentaire, c’est pour contrôler, contrôler mon poids, contrôler mon corps, quand toute autre chose dans ma vie est en désordre.
Quand mon cerveau crie au désespoir
Je regarde l’horreur qu’est ma réflexion dans le miroir.
Mon trouble alimentaire, il n’y a rien de plus fort.
Les voix qui crient, qui résonnent dans mon cerveau, il n’y a rien de plus fort.
Le creux dans mon ventre, le contour de mes os, il n’y a rien de plus fort.
Je marche en zombie, mes yeux sont affamés d’esprit, mais je m’en fous de la mort 
; il n’y a rien de plus fort.