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Certains d’entre vous savent probablement que la psychanalyste Françoise Dolto compare l’adolescent à un homard dans sa période de mue, durant laquelle le crustacé se débarrasse de sa carapace protectrice pour en secréter une nouvelle, plus épaisse. Entre-temps, il se retrouve sans défense, très vulnérable, confronté à de grands dangers, une proie facile pour les prédateurs de toutes sortes qui lui rôdent autour.

L’adolescence est, effectivement, une période de mue, qui se caractérise par un état de grande fragilité. C’est une phase de mutations, au cours de laquelle de grands remaniements psychologiques et somatiques vont s’opérer, avec souvent, pour conséquence, le bouleversement de l’organisation infantile antérieure, période dont l’adolescent doit faire le deuil. C’est un moment essentiel dans la construction de sa future identité personnelle adulte. Cette phase verra la réactivation des conflits infantiles non résolus, en lien avec l’environnement familial et socioculturel, mais elle dépendra également de la marge de liberté dont dispose l’adolescent(e) pour soutenir son désir de séparation et de différenciation d’avec ses parents. Le dilemme pourra se poser sous la forme suivante: "Pour devenir adulte, je dois accepter de choisir des objets d’attachement autres que mes parents. J’en ai bien envie, mais cela me fait en même temps très peur. Je suis face à un avenir encore inconnu et cela m’insécurise beaucoup." L’adolescence est une exploration de nouveaux territoires à laquelle le jeune n’est pas préparé, mais qu’il devra confronter.

Remarque importante: le trouble de la conduite alimentaire est un symptôme. Du point de vue psychanalytique, le symptôme est l’expression manifeste d’un conflit inconscient, le plus souvent d’origine infantile. Comme il n’a pu être extériorisé ni parlé, et afin d’éviter un plus grand effondrement, il s’est déplacé, dans le cas des TCA, sur le corps. Le symptôme corporel s’offre donc comme une parole énigmatique à déchiffrer, menant à la révélation d’une vérité subjective. C’est pour cette raison que la thérapie analytique portera, non sur le symptôme lui-même, mais sur ce qu’il cache, sur ce qui a obligé un sujet à s’exprimer à travers lui.

Un certain nombre d’adolescents ne parviendront pas à trouver en eux-mêmes les ressources nécessaires pour réaliser ce travail de (re)construction. Ces jeunes seront amenés, dans cette éventualité, à se rabattre sur un substrat externe à soi, sur lequel ils exerceront plus facilement un contrôle, un substitut à un objet psychique inconscient hors de portée. Dans le cas des TCA, ce sera l’objet aliment.

Les changements, qui commencent à la puberté, concerneront aussi bien les modifications corporelles et physiologiques que la représentation imaginaire d’un corps en constante instabilité. Cette perception prendra appui notamment sur les normes culturelles relatives à l’apparence physique, imposant, par exemple, celles de la minceur comme un impératif, particulièrement chez les filles. Chez celles-ci, la norme esthétique de contrôle du poids pèsera lourdement: l’insatisfaction qu’elles peuvent ressentir vis-à-vis de leur propre image est susceptible de générer une détresse psychologique pouvant entraîner une anxiété, des sentiments de culpabilité et de honte ainsi que des épisodes dépressifs. Elles s’orienteraient alors vers l’obsession d’un contrôle alimentaire strict auquel elles s’astreindraient par le recours aux vomissements ou aux laxatifs ou, au contraire, se verraient dans l’impuissance à s’imposer ce contrôle, ce qui les mènerait vers les excès alimentaires.

En raison de la désorganisation que cette période provoque et des changements structuraux qu’elle induit, l’adolescence apparaît ainsi singulièrement favorable au déclenchement des troubles de la conduite alimentaire. Les adolescents, à ce moment critique de leur développement, sont confrontés, comme nous le savons déjà, à une remise en question des attachements antérieurs, à la nécessité de renoncer aux liens pulsionnels infantiles afin d’aller vers plus d’autonomie et vers la construction de leur future identité d’adulte, notamment vers une différenciation sexuelle du masculin et du féminin. Certains d’entre eux se heurteront à la souffrance déclenchée par ce qu’ils ressentiront comme une perte impossible à vivre, à cause de l’altération du mouvement vers la séparation ainsi que vers l’acquisition d’une croissante autonomie, altération dont l’origine remonte aux premières années de l’enfance. Le renoncement à ces dépendances que ce processus implique est ressenti comme particulièrement dangereux à assumer en raison d’un moi fragilisé et d’un assujettissement imprégné d’ambivalence: la coupure avec les parents est en même temps désirée et redoutée, séquelle d’une impossible séparation avec l’objet d’amour et de haine liée à la relation à une mère qui n’a pu établir un lien relationnel authentique avec son enfant, ainsi qu’à l’absence du rôle de tiers séparateur que doit jouer un père.

La perspective de la nécessité de sortir de cette incertitude, de refuser la soumission et d’aller vers la différenciation affective et corporelle pourra alors être perçue comme traumatique; elle aura pour résultat l’intensification du sentiment de vulnérabilité. D’autant plus qu’il faudra renoncer aussi aux liens œdipiens pour faciliter l’évolution vers un choix de modèles et de partenaires extérieurs avec lesquels des liens d’attachements affectifs et sexuels seront éventuellement tissés.

Ces impasses, attelées aux identifications masculines ou féminines, pourront amener certains adolescents à recourir à des conduites alimentaires de nature addictive. Durant l’adolescence, les garçons sont confrontés à leur future identité d’hommes et de pères, les filles à leur devenir de femmes et de mères. Sur quoi ces identités vont-elles se construire? Sur les modèles offerts par les parents, le plus souvent. La mutation qui s’imposera reposera soit sur l’imitation de ces modèles et leur reproduction mimétique, soit sur leur rejet, soit en s’en inspirant, mais en les modifiant pour aboutir à une construction plus subjective, plus personnelle. Certains adolescents, tiraillés entre leur désir d’émancipation et l’impossibilité d’y arriver, ressentent les transformations psychosomatiques conduisant à leur future identité de femmes et de mères, d’hommes et de pères, avec une si forte angoisse qu’ils développent des TCA, afin d’annuler leurs inéluctables conséquences sexuelles et psychosomatiques. Conduites qu’il ne faut pas interpréter comme des choix conscients et volontaires, même si certains adultes le leur reprochent: elles s’imposent plutôt involontairement et se présentent, aussi paradoxal que cela puisse paraître, comme un moyen de lutter contre la détresse psychique induite par ces bouleversements, une dépendance remplaçant une autre, au point que le psychanalyste Maurice Corcos les qualifie de "rites de passage" ou de "rituels d’individuation".