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La fondation du Conservatoire national libanais, sous l’égide du mandat français, a été orchestrée par le compositeur Wadih Sabra, dans l’objectif de promouvoir la musique d’art européenne au Liban. Cependant, cette institution a négligé les traditions musicales du Mashriq, soulevant des questions sur l’impact réel de cette mise en place institutionnelle sur la musique au Liban. Le troisième volet de cet essai met la lumière sur la vision de Sabra pour le Conservatoire national et sur son échec à intégrer, valoriser et préserver les richesses des traditions musicales locales.

La fondation du Conservatoire national libanais constitue indéniablement la pierre angulaire posée par la puissance mandataire coloniale française dans le but de promouvoir la musique d’art européenne. Ainsi le système harmonique tonal a-t-il été érigé comme étant le "modèle d’une modernité musicale universelle triomphante, sur lequel la musique autochtone est appelée à se calquer", comme le note Nidaa Abou Mrad dans un article récent (2022). Pour ce faire, elle trouve en la personne du compositeur Wadih Sabra (1876-1952) le profil idéal pour concrétiser ce projet. En effet, il convient de rappeler que ce dernier a été le compositeur officiel de la Sublime Porte et le chef de l’orchestre de la gendarmerie ottomane de Beyrouth au temps de la répression militaire de la résistance libanaise qui s’est développée au cours de la Grande Guerre, puis un ardent collaborateur avec les autorités coloniales françaises, comme le note Diana Abbani (2018). Qui est donc Wadih Sabra?

Modernisation alla franga

Issu d’une famille protestante beyrouthine, Wadih Sabra est un pionnier de l’occidentalisation musicale du Grand-Liban, qui se proclamait ardent avocat de la "modernisation" alla franga de la musique levantine. Sa renommée en tant que compositeur, depuis son décès en 1952 et bien avant cela, repose principalement sur sa composition de l’Hymne national libanais en 1925. C’est sa seule œuvre musicale qui semble avoir résisté à l’épreuve du temps et qui aurait obtenu l’approbation quasi unanime des experts. En 1893, il bénéficie d’une bourse du consul général français pour suivre des études de composition au Conservatoire de Paris. Il échouera toutefois à en décrocher le premier prix; en d’autres termes, Wadih Sabra n’aura jamais été diplômé dudit conservatoire. Et pourtant, de retour à Beyrouth, "il s’appuie sur cette auréole musicale parisienne pour s’afficher dans le Beyrouth du début du XXe siècle en tant que chef de file de la ‘grande musique’ au Levant" (Abou Mrad, 2022), avant de fonder ce qui deviendra plus tard le Conservatoire national supérieur de musique du Liban.

Virtuose des transitions géopolitiques 

Ainsi, la fondation de ce conservatoire commence par l’obtention, par Wadih Sabra en 1910, d’un décret du sultan ottoman, Abdülhamid II, pour l’ouverture de son école de musique (au sein de l’école des arts et métiers ottomane beyrouthine Al-Sanayeh). Ensuite, à la suite du déploiement au Liban des forces françaises dirigées alors par le général Henri Gouraud, le 21 novembre 1919, et à l’instauration du mandat français, ce "virtuose des transitions géopolitiques", pour reprendre les mots de Nidaa Abou Mrad (2022), s’évertue à placer son projet sous la tutelle du gouvernement français. Cette école sera donc accréditée par les autorités mandataires, en 1925, sous le nom d’École nationale de musique, et sera rebaptisée Conservatoire national libanais de musique par les autorités françaises en 1929, conservatoire qui sera présidé par Wadih Sabra jusqu’à sa mort en 1952.

Ce conservatoire sera presque exclusivement consacré à l’apprentissage de la musique européenne, peut-on lire dans les pages 71 et 72 de la biographie de Wadih Sabra, rédigée par Zeina Saleh Kayali (2018): " Mais de plus en plus de voix s’élèvent pour souligner que le Conservatoire néglige la musique orientale et l’apprentissage des instruments orientaux. Il est vrai qu’il n’existe pas de méthodes [écrites] d’apprentissage pour ces instruments, car depuis des siècles, c’est une musique qui se transmet oralement de maître à élève. Jusqu’en 1952, l’enseignement du Conservatoire est donc surtout axé sur la musique occidentale. Quelques-uns des professeurs y enseignent la musique orientale, mais cela reste assez accessoire." On constate donc que, tout au long de la vie de Wadih Sabra, son école de musique fut entièrement vouée à l’enseignement de la musique européenne, ce qui est particulièrement aberrant pour maintes raisons.

Défenseur de la musique arabe

Tout d’abord, Zeina Saleh Kayali souligne dans son ouvrage que Wadih Saba était un "ardent défenseur de la musique arabe" (2018, p.135), ce que le compositeur revendique à plusieurs reprises en affirmant, entre autres, le suivant: "Il faut que cette musique arabe, trop longtemps mésestimée, soit enfin réhabilitée" et "il serait souhaitable que l’on donnât à la musique arabe la place d’honneur qui lui est due et que les grands centres musicaux de l’Europe proclamassent la théorie arabe comme la vraie base de la musique moderne". Donc, si cela était vrai, n’aurait-il pas mieux fallu que cette musique soit enseignée au Conservatoire? En outre, les diverses traditions musicales du Levant, qu’elles aient un caractère religieux ou profane, artistique ou populaire, qu’elles soient en langue arabe (classique ou dialectale libanaise), syriaque, grecque, copte ou arménienne, se fondent sur un système modal qui repose sur l’utilisation d’échelles dites zalzaliennes qui sont axées sur l’intervalle de seconde moyenne à trois-quarts de ton (se combinant avec l’intervalle de seconde majeure ou ton). Ce type d’échelles constitue la pierre angulaire du système mélodique modal de cet art qui repose également sur une interprétation monodique (mâtinée d’hétérophonie) et herméneutique faisant la part à une improvisation régulée par la grammaire modale générative (Abou Mrad, 2016).

Darwinisme musical

Ainsi, le problème réside dans le fait que ce conservatoire national, censé être la plus haute référence musicale du pays, ait voulu qu’une musique allochtone ou étrangère, c’est-à-dire la musique d’art harmonique tonale européenne, devienne la seule musique digne de ce nom au Liban. Le projet progressiste de Wadih Sabra ne s’arrête pas là: il s’efforce, au nom d’un certain darwinisme musical, de poursuivre cette acculturation en appliquant les principes grammaticaux de l’harmonie tonale classique européenne, d’essence diatonique (combinant des intervalles de seconde majeure [un ton] et de seconde mineure [un demi-ton]) à des mélodies autochtones monodiques modales s’appuyant sur les échelles zalzaliennes. Cela le conduit, comme la plupart des autres compositeurs libanais (et leurs confrères arabes) occidentalistes (hormis Toufic Succar, Nouri Skandar, Ziad Rahbani et Wajdi Abou Diab), à y remplacer les échelles zalzaliennes par des échelles diatoniques (Yassine, 2020), ce qui constitue une mutilation culturelle. Dans cette perspective, il serait abusif de qualifier de "musique savante" les fruits d’une occidentalisation des traditions musicales du Levant, lorsque celle-ci se traduit par un anéantissement des caractéristiques inhérentes à ces traditions, résultant d’une harmonisation incompatible avec les intervalles de trois-quarts de ton.

L’autre problème intrinsèque à cette hybridation exogène consiste en la fixation de l’interprétation qui évacue l’improvisation pour la remplacer par une énonciation musicale fidèle à la lettre compositionnelle et non pas à l’esprit d’une interprétation créative traditionnelle (Abou Mrad, 2022). C’est un problème analogue à celui du schéma interprétatif postromantique qui était imposé (jusqu’aux années 1970) en Occident à l’interprétation des musiques anciennes européennes, du Moyen Âge, de la Renaissance et de l’époque baroque. L’ironie du sort réside dans le fait que les théoriciens arabes modernistes de cette époque valorisent la culture occidentale tandis que les musicologues orientalistes occidentaux défendent la tradition levantine. Par exemple, les musicologues français orientalistes religieux se trouvant en mission au Liban à cette époque, comme les pères jésuites Louis Ronzevalle (1871-1918) et Xavier Maurice Collangettes (1860-1943), et le moine bénédictin dom Jean Parisot (1861-1923), prônaient la protection et le développement des traditions musicales du Levant dans le respect de leurs normes authentiques (Abou Mrad et Tawk, 2018).

Méconnaissance et déboires

À l’issue de cette réflexion, il convient de noter que Wadih Sabra n’a jamais créé, ni initié, ce que l’on pourrait appeler une "musique savante libanaise". Néanmoins, il a composé une musique savante occidentale de qualité hétérogène qui s’inscrit dans le cadre de l’exotisme orientaliste musical européen de l’époque, décrit par Jean-Pierre Bartoli (2000). Le problème réside dans le fait que cette musique importée, qui a pleinement le droit d’exister au Liban comme ailleurs, s’est développée au détriment des pratiques musicales traditionnelles authentiques du Levant. L’imposition de ce modèle (moderniste) acculturatif au sein d’un conservatoire national de musique, dont la mission était étonnement d’enseigner la musique classique européenne ainsi que cette nouvelle musique "libanaise" occidentalisée, a malencontreusement eu pour effet de priver les jeunes musiciens libanais, formés dans cette institution (de référence pour la société libanaise) de tout lien avec leur patrimoine musical d’origine.

En somme, il est bien temps d’arrêter de surdimensionner la figure de Wadih Sabra en tant que réformateur incompris d’une musique arabe "tombée en décadence, faute de science", selon ses dires. En effet, ses déboires (notamment au Congrès de musique arabe du Caire en 1932) découleraient probablement de sa flagrante méconnaissance des traditions musicales du Levant, assortie d’une ignorance patente des méthodologies de la musicologie moderne (Abou Mrad, 2020). Par conséquent, le projet de "modernisation" de la musique levantine de Wadih Sabra a abouti à des résultats contestables, tandis que sa vision du conservatoire national a été plus que problématique pour la nation.

Références bibliographiques

Abbani, Diana, 2019, "Wadī’ Ṣabrā et le modernisme musical au Liban durant la période du mandat français", Revue des traditions musicales, n° 13, "Musicologie francophone de l’Orient", Geuthner et Éditions de l’Université Antonine, p. 115-126.

Abou Mrad, Nidaa, 2016, Éléments de sémiotique modale. Essai d’une grammaire musicale pour les traditions monodiques, Paris et Hadath-Baabda, Geuthner et Éditions de l’Université Antonine.

Abou Mrad, Nidaa et Tawk, Fady, 2019, "Religieux musicologues francophones de l’Orient", Revue des Traditions Musicales no 13 "Musicologie francophone de l’Orient", Paris et Baabda, Geuthner et Éditions de l’Université Antonine, p.143-170.

Abou Mrad, 2022, "L’empreinte francophone dans la musicologie libanaise: Esquisse d’une dactyloscopie épistémologique franco-levantine", Musicologies francophones et circulation des savoirs en contextes multiculturels, Achille Davy-Rigaux, Catherine Deutsch, Hamdi Makhlouf, Anas Ghrab (dir.), Tunis, Centre des Musiques Arabes et Méditerranéennes, Éditions SOTUMEDIAS, p. 201-230.

Bartoli, Jean-Pierre, 2000, "Propositions pour une définition de l’exotisme musical et pour une application en musique de la notion d’isotopie sémantique", Musurgia VII/2, Paris, ESKA, p. 61-72.

Kayali, Zeina Saleh, 2018, Figures musicales du Liban: Wadia Sabra, Paris, Geuthner.

Yassine, Hayaf, 2020, "La diatonisation des échelles modales de genre zalzalien au Liban", Revue des traditions musicales, numéro 15 "Monodies modales et recherches cognitives (1): Grammaire musicale", Éditions Geuthner et Éditions de l’Université Antonine, p. 63-80.