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Après avoir reçu une mention spéciale du prix France-Liban de l’Adelf en 2015 pour son ouvrage La Maison d’Afrique et une autre mention spéciale du prix Phénix en 2019 pour Le Dérisoire Tremblement des femmes, Salma Kojok a été distinguée le 27 septembre dernier par le prix Ethiophile 2023 pour son roman Noir Liban, publié aux éditions Erick Bonnier. Entretien avec la présidente du prix Goncourt – choix de l’Orient.

Après une enfance et une adolescence africaines en Côte d’Ivoire, Salma Kojok décroche un doctorat en histoire de l’Université de Nantes. Aujourd’hui, elle vit entre La Bourgogne et le Liban. Elle enseigne l’histoire au lycée et anime des ateliers d’écriture à l’Université Saint-Joseph.

Lauréat du prix Ethiophile 2023 qui récompense des textes francophones d’Afrique ou des Caraïbes, et finaliste du prix de la littérature arabe de l’Institut du monde arabe de Paris, le dernier livre de Salma Kojok, Noir Liban, explore les thèmes du métissage culturel et linguistique, l’exil, la discrimination et le rôle du récit narratif dans la reconstruction de l’être, ainsi que la violence et la tendresse masculines. Pour en saisir les nuances, Ici Beyrouth a rencontré l’écrivaine.

Chaque fois que vous publiez un livre, il est accueilli favorablement par la critique et reçoit des distinctions. Cette fois-ci, vous venez d’être récompensée par le prix Ethiophile 2023 pour votre ouvrage Noir Liban. Que signifie pour vous cette distinction et que peut-elle ajouter à votre parcours?

Ce prix est précieux pour moi, car il marque la consécration de la part africaine de mon identité littéraire. J’ai été bercée par les contes africains durant mon enfance, je porte en moi les langues ivoiriennes que j’ai entendues: le dioula, le bété, le baoulé… Même si je ne les parle pas, leur musicalité est quelque part en moi. Je crois qu’on peut la retrouver dans mon écriture, mêlée aux autres langues qui m’habitent: le français et l’arabe. Le prix Ethiophile est aussi une belle reconnaissance de mon écriture, par un jury formé d’écrivains et de professeurs universitaires spécialistes de la littérature, amoureux surtout de la langue.

Est-ce que vous parlez l’arabe? Quelle est votre langue maternelle?

Oui, je parle l’arabe, même si ma langue d’écriture est le français. Je suis née en Côte d’Ivoire et à l’école, on n’apprenait pas l’arabe à cette époque-là. J’ai appris l’arabe grâce aux cours particuliers que mon père a tenu à nous offrir. Je peux lire la presse bien sûr, mais je ne peux malheureusement m’aventurer à écrire en langue arabe. Ma première langue et la langue transmise par la mère, c’est bien le français. Ma mère est née en Côte d’Ivoire. Sa langue principale, intime, c’est le français.

Salma Kojok entourée de quelques membres du jury du prix Ethiophile; Marie José Hourantier Pierre Brunel Chekib Abdessalam Frédéric Almaviva et de l’éditeur Érick Bonnier à l’Institut de France quai de Conti 27 septembre 2023

Noir Liban est-ce un roman autobiographique? Quelle est la part d’autofiction dans ce livre?

Maïmouna est un personnage de fiction, inspiré de plusieurs histoires qu’on m’a racontées. Durant mes recherches universitaires pour ma thèse de doctorat sur les Libanais d’Afrique occidentale française (AOF), j’ai consulté les archives écrites de la colonisation française en Afrique, mais je me suis appuyée également sur les récits oraux des Libanais d’Afrique que j’ai récoltés. En écoutant les gens, j’enregistrais, je notais et j’ai pu reconstituer des pans de vie avec ce matériau extrêmement riche qu’aujourd’hui j’utilise dans mes romans.

C’est très difficile de séparer ce qui est réel de ce qui est fictif dans la construction du roman. Ce qui est réel, c’est d’abord le contexte historique et les lieux: Abidjan, la maison de Treichville où j’ai grandi et que je transpose dans le roman, et les lieux de Beyrouth qui constituent le théâtre des récits confiés par Maïmouna à Youssef, lors de leurs promenades dans les rues de la capitale. Le personnage de Maïmouna est un mélange de plusieurs personnages que je connais, des vies d’enfants libano-ivoiriens nés en Côte d’Ivoire qui ont grandi au Liban.

Avec ce roman, je voulais explorer la construction d’une société qui sort de longues années de guerre, et j’ai choisi un personnage qui est dans un entre-deux culturel. Ce qui est réel et bouleversant, c’est aussi l’histoire de Salifou, ce petit garçon noir battu pour avoir pris une banane au marché de Treichville afin d’apaiser sa faim. Ses cris d’enfant battu, humilié, me reviennent souvent en mémoire et constituent la genèse du projet de ce roman. La scène où Salifou est battu revient d’ailleurs dans plusieurs chapitres. Il y a aussi les histoires d’identités multiples relatées dans la littérature et l’inspiration qu’ont fait naître les livres que j’ai lus. Par exemple, l’ouvrage de Frantz Fanon Peau noire, masques blancs m’a accompagnée tout au long de l’écriture et sa pensée traverse le récit de Maïmouna.

Le titre Noir Liban peut laisser penser que le roman aborde les guerres successives et les crises qui ont marqué le pays, mais, en réalité, il plonge au cœur de la problématique de la discrimination raciale, où les Noirs sont parfois perçus comme une race inférieure, associée à la couleur des "ténèbres". Le livre explore l’origine de cette aversion envers la couleur de peau noire, qui s’exprime parfois à travers une agressivité verbale et physique, comme si l’on cherchait à exorciser les démons d’un corps possédé. Cette réflexion nous invite à nous interroger sur la persistance de cette réalité au sein de notre société. Qu’en pensez-vous?

En effet, le titre contient une ambiguïté, est voulu comme un oxymore, avec toute la charge historique portée par ces deux mots: Noir et Liban. Le Liban dans les langues sémitiques désigne le blanc de la neige qui couvre ses montagnes. Ce qui m’intéressait, c’est de mettre en juxtaposition le Liban, dont le nom évoque la couleur blanche avec cette couleur noire. De même, je voulais interroger ce que signifie être noir.e au Liban. C’est aussi la part d’identité noire du Liban. C’est très difficile de déterminer ce qui relève du blanc et du noir en se basant uniquement sur la couleur de peau. À partir de quel moment on est noir? Si on ne voit rien d’autre que la peau des bras de certains Libanais, on peut les classer dans la catégorie des Noirs alors qu’ils ne sont pas nécessairement d’origine africaine. C’est ce qui arrive à Maïmouna, qui porte ce stigmate de la peau noire, bien qu’il ne soit pas toujours négatif. Au Liban, le noir est porté en signe de deuil, mais les femmes libanaises l’adoptent également dans les festivités, pour leurs robes de soirée, en signe d’élégance. C’est toute cette polysémie du titre qui m’a intéressée.

Salma Kojok et Marie José Hourantier (écrivaine anthropologue et professeur des universités vice présidente du prix Ethiophile )

Et le titre ne rappelle-t-il pas aussi une partie de la population féminine libanaise plongée de la tête aux pieds dans le noir des abayas, du voile ou du niqab?

Non, ce titre Noir Liban n’est pas lié à cette réalité. Il faudrait faire une étude sociologique approfondie pour expliquer tous les sens de la couleur noire. Il y a un excellent livre de Pastoureau qui s’intitule Noir, histoire d’une couleur, qui propose une analyse socio-historique pour montrer que le noir n’a pas toujours été associé à la tristesse ou à la mort. Quand j’écris, je ne suis ni musulmane, ni chiite, ni maronite, ni ivoirienne, ni libanaise, ni femme, ni homme, ni blanche ni noire… et en même temps je suis tout à la fois, tous les personnages. C’est la belle ambiguïté de la littérature.

C’est un aussi un roman sur les ségrégations confessionnelles et les questions liées à l’identité sexuelle. N’avez-vous pas craint de multiplier les thématiques au risque d’altérer l’acuité de l’une au profit de l’autre?

C’est le personnage et l’histoire même de Maïmouna qui m’ont menée à cette complexité. La discrimination à son égard n’est pas seulement en fonction de sa peau, mais elle est aussi en relation avec toutes ces différentes identités de femme, de citoyenne d’un Liban qui se remet de la guerre, d’autant plus qu’elle participe à ce mouvement de reconstruction sociale. C’était évident pour moi d’évoquer les thèmes de la reconstruction de soi et de l’architecture du pays, de Beyrouth, de la mémoire de guerre et des problèmes ressentis dans la vie intime de l’héroïne.

Face aux diverses formes de discrimination au Liban, comme les discriminations religieuses, sociales et celles liées à l’identité sexuelle, Maïmouna n’aurait-elle pas dû se libérer davantage?
Elle a de l’empathie pour tout genre de ségrégation. Mais elle reste humaine avec ses failles, ses insuffisances, ses propres traumatismes. De plus, la question de la libération individuelle, c’est assez compliqué. Je laisse au lecteur le soin d’interpréter, d’apporter sa contribution.

En effet, la fin tient du genre merveilleux, alors que tout le reste oscille entre le dramatique et le tragique.

La fin est assez ouverte. Il y a à la fois la possibilité de la mort et celle d’un souffle de vie qui reprendrait. Je penche vers l’espoir, car auprès de Maïmouna, il y a une personne qui s’intéresse à elle, qui accepte de faire le récit de ce qu’elle est, qui accueille sa parole. Cela rejoint ma manière de travailler, d’accueillir la voix des autres, de la porter et de la faire résonner dans le champ littéraire.

Nous constatons aussi que c’est un roman sur la violence et l’abandon de l’homme, par opposition à la générosité et à la tendresse féminines, comme les figures de la mère de Maïmouna et sa grand-mère.

Je ne serai pas aussi catégorique, car je trouve qu’il y a également de la tendresse chez certains personnages masculins, en particulier Youssef, dans sa manière de mettre Maïmouna en confiance pour construire son récit. C’est vrai que socialement parlant, les hommes de l’entourage de Maïmouna sont éduqués dans ces idées de virilité reliées à l’agressivité. Mais la violence de l’homme à l’égard de la femme est assez universelle.

Une grue couronnée est le symbole du prix Ethiophile

Pourquoi avez-vous choisi la structure de chapitres qui se terminent tous par une phrase clé, qui sert de titre au chapitre suivant?

C’est quelque chose qui est venu dans l’écriture en travaillant le texte. J’ai tenté une expérience littéraire et j’ai trouvé intéressant de reprendre la phrase qui clôt un chapitre dans un autre contexte. Car, brusquement, elle porte une nouvelle énergie, un autre sens et elle me permet d’ouvrir de nouveaux chapitres, en étant très attentive à chaque mot. Cela fait partie de mon travail d’écriture, l’attention à la musicalité des phrases, l’emplacement de chaque mot, comme le ferait un artisan avec son matériau. L’écriture est pour moi un travail artisanal et j’aime aussi laisser mes personnages (et les mots) me guider, ne pas savoir exactement où je vais, faire des essais de couleurs, de formes, de musique.

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