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À 88 ans, Fairouz demeure la gardienne solitaire de l’héritage musical libanais, éclairant la nuit de cette nation endolorie et fragmentée d’une lueur précieuse, celle qui rassemble les cœurs dans une communion nostalgique et réconfortante.

À l’aune de l’évolution tempétueuse du Liban, chaque jour semble tracer les contours d’une nouvelle "scène de tempête aux abords d’une côte méditerranéenne", comme si le destin de cette nation était esquissé sous le pinceau de Claude-Joseph Vernet (1714-1789). Le pays du Cèdre s’égare, s’embourbe dans des métamorphoses sinistres et s’engage inexorablement dans une voie sans issue, inondée de larmes et de sang. La brise saline de la mer Méditerranée, complice de ces tourments, porte, à travers les vallées et les plaines, les soupirs déchirants d’un peuple meurtri. Les pages de l’Histoire, quant à elles, redoutant le poids de l’oubli, chuchotent, avec une mélancolie palpable, les récits des libertés évanouies, étouffées par la mainmise perfide de ceux qui, sous le voile de la piété et du patriotisme, trahissent leur serment au nom même de Dieu et de la patrie. Les cicatrices des conflits passés s’ouvrent à nouveau, libérant le venin de la discorde sur une terre qui se débat.

Tunique fragmentée

Au sein de cette sombre fresque, le Liban se trouve morcelé, ses lambeaux d’identité éparpillés tels des vestiges d’un héritage fractionné. À l’image des soldats romains se partageant les vêtements de Jésus-Christ, les fils de cette même terre ont procédé à un tirage au sort honteux de la tunique de cette nation, déchirant ainsi le tissu même de son identité. Et soudain, au milieu de ce tumulte cacophonique, un silence religieux enveloppe la scène d’une aura mystique avant qu’une voix éthérée s’élève, transcendant les querelles stériles et s’infiltrant dans les cœurs endurcis par les dissensions et l’avidité du pouvoir. "Je suis venue seule déclamer à haute voix mes pensées (…) Je suis venue pour la réconciliation", s’écrie Fairouz, telle une muse surgie des profondeurs de la mémoire, rappelant la discorde entre Cheikh Nasri et Abou Saleh, dans la pièce La Réconciliation issue de l’album Soirée d’amour, que sa bienfaisante influence a su transformer en une épiphanie de concorde.

Philtre unificateur

Le murmure du vent se mue aussitôt en une brise caressante, balayant les aspérités du différend dans la vallée des tourments. La voix de Fairouz émerge, en effet, comme une catharsis, capable d’apaiser les âmes endolories, de tisser des ponts fragiles au-dessus des ténèbres des conflits et de réconcilier les fragments épars d’une nation en quête de son harmonie perdue. Son chant, ce philtre unificateur, se répand dans l’air saturé de tensions, transformant chaque chanson en un remède harmonieux pour ce peuple fragmenté. Fairouz et les frères Rahbani demeurent ainsi les gardiens d’une identité commune et d’une mémoire collective, les maîtres d’une esthétique musicale métissée, levantine soit-elle, occidentale ou orientaliste, qui ne saurait être que patriotique. L’œuvre de ces demiurges de la chanson libanaise rassemble les "habitants de cette terre", "travailleurs, poètes et agriculteurs", pour reprendre les mots du regretté Élie Choueiri (1939-2023), les berçant dans un doux élan d’unité et de fraternité, érigeant ainsi un Liban où la diversité est célébrée.

Trinité musicale

En ces temps d’incertitudes, la musique concoctée par le génie des frères Rahbani et portée jusqu’à son acmé par la voix séraphique de Fairouz constitue la boussole inaltérable pour tous ceux qui errent inlassablement à la recherche d’une identité égarée. Le Liban trouve son essence, sa résilience, et sa force d’être, forgées par la magie intemporelle de cette trinité musicale qui transcende l’éphémère pour inscrire son art dans l’immortalité de l’âme nationale. Avec le départ des génies musicaux du Liban, particulièrement Assi (1923-1986) et Mansour (1925-2009) Rahbani, Wadih el-Safi (1921-2013), Zaki Nassif (1918-2004), Nasri Chamseddine (1927-1983), Élie Choueiri et Sabah (1927-2014), Fairouz demeure la dernière sentinelle fidèle à l’autel de cet art au pays du Cèdre. Tout le reste, sans exception, n’est que l’ombre évanescente de cet âge d’or visiblement révolu.

Fêtant aujourd’hui ses 88 printemps, Fairouz, la vestale de la chanson libanaise, porte, seule, sur ses épaules le poids de cet héritage précieux, le préservant avec une grâce infinie et un silence criant, tandis que la scène artistique libanaise se languit de ses étoiles éteintes qui jadis illuminaient le firmament musical du Moyen-Orient.

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