Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours fait partie de ces gens "prudents" qui sont très attachés à leur zone de confort. Certains y voient un genre de loyauté, d’autres une peur du risque qu’ils aiment parfois qualifier de "lâcheté". Je ne suis pas en position de trancher – bien que j’espère appartenir à la première catégorie… Tout ce que je sais, c’est que je ne suis pas particulièrement friande de ces changements qui vous bouleversent une vie et chamboulent tout sur leur passage.

Il va de soi que la "gravité" de ces vicissitudes varie en fonction de l’âge, des circonstances et de nombre de facteurs qui contribuent à former la maturité d’une personne (personnellement, je suis aussi irritée aujourd’hui qu’il y a vingt ans si quelqu’un ose me piquer "ma place" à table ou sur le canapé!).

Le fait est que, qu’on le veuille ou pas, ces changements trouvent toujours moyen de se frayer un chemin dans notre vie. Parfois, on travaille dur pour les voir prendre forme et réaliser un objectif longuement désiré. D’autres fois, ils nous tombent dessus comme la misère sur le pauvre monde, emportant le peu de stabilité qui nous reste et le transformant en une nouvelle bouillie encore indistincte dans laquelle il nous faudra plonger, de gré ou de force.

Mars 2022. Comme si je n’avais pas eu ma dose de branle-bas depuis un bon moment déjà, après l’effondrement d’un pays, le désarroi d’une nation, des hauts et des bas mystérieusement "personnels", et toute la remise en question qui s’ensuit, voilà que ma servitude envers cette illusion d’équilibre que je me suis patiemment fabriquée est encore secouée… Nouveaux remue-ménages à l’horizon. Nouvelles "situations" à gérer. Nouvelles adaptations en vue. Du bon, du mauvais. De l’aigre, du doux. Du nouveau, toujours…

Pendant de longs mois qui ont défilé à une allure tantôt frénétique tantôt placide, je regardais mon entourage libanais se soumettre à un exode des plus déchirants. Et je m’amusais à analyser les attitudes qui vont avec: La tristesse ravageuse de se voir obligé de quitter son pays parce qu’il ne peut plus rien nous assurer; le snobisme inepte et si déplacé de nombreux benêts se croyant au-dessus et à l’abri de tout pour avoir décroché un pathétique statut d’émigrant libanais dans une des capitales du business – même pour aller frire des croûtes au McDo du coin! Le bonheur affecté de certains hypocrites qui ne savent (ou ne veulent) plus distinguer le vrai de toutes les déclinaisons du faux; ou encore l’amère résignation à l’évidence qu’ "ici nous n’allons nulle part" – comme si nous allions quelque part avant!

Sauf qu’aujourd’hui c’est toi qui t’en vas… Toi que j’ai connue il y a dix-huit ans, quand je débarquais de ma boîte acquise par cette énorme usine à fabriquer des carrières, que j’ai vue se transformer peu à peu. Toi avec qui une complicité mi-ange mi-démon s’est tout de suite installée, contrecarrant officiellement le mythe désuet et tellement cliché des "ami(e)s d’enfance". Toi avec qui "faire les 400 coups" a pris une tout autre dimension. Toi qui ne sais pas montrer tes sentiments mais qu’un mot peut faire éclater en sanglots ou "te faire faire pipi dans ta culotte"! Toi qui conduis comme un pied, agrippée au volant comme on s’accroche à la vie. Toi – à l’apparence si chétive mais à la force inébranlable – que j’appelle tendrement ma "tête de linotte", bien que tu sois tout sauf écervelée. Toi qui bats le record des messages audio les plus longs, ce qui ne manque pas de mettre ma patience à rude épreuve. Toi pour qui la perfection compte encore plus que pour moi (qui suis pourtant renommée pour mes scrupules limite TOC!). Toi avec qui j’ai eu les plus folles disputes et les plus belles réconciliations. Toi qui t’investis tant pour les bonnes causes, comme tes poignantes peintures/illustrations du recueil "Un journal engagé" dont la vente se fait au profit de la Paroisse Saint Maron – Gemmayzé et du groupe missionnaire Drames & Miracles. Toi!

Désormais, c’est au Canada que tu brilleras. A quelque huit mille kilomètres de distance et quinze heures de vol de notre eldorado local. Désormais, je devrai respecter les sept heures de décalage horaire qui séparent nos deux continents pour t’entendre partir en éclats face à mon incorrigible cynisme. Désormais, on attendra vaillamment tes vacances pour se retrouver autour d’un bon café libanais ou de macarons au sirop d’érable, dans un café d’Achrafieh ou une pâtisserie de Montréal.

Non, je ne suis pas triste. Je sais que ce pas gigantesque que tu fais représente le début d’une nouvelle vie pleine de promesses pour toi, sur fond d’aurores boréales et d’étés indiens. Et non, ce n’est pas un au revoir, mais un "à tantôt" bien québécois, que j’espère te répéter saison après saison, contre vents, marées et tempêtes de neige…