En 2019, j’ai fait la connaissance de Kyiv, au cœur de l’Ukraine. Elle est devenue pour moi comme ma seconde capitale après Beyrouth. J’ai vécu dans cette ville si captivante au point d’en tomber amoureuse. Quand je regarde ma fille qui est née à Kyiv, je vois Kyiv. Je ne pourrais jamais oublier cette cité. Aujourd’hui, le peuple ukrainien vit les pires moments de son histoire avec cette impitoyable guerre. Une amie à moi, ukrainienne, dont j’ai changé le prénom pour préserver son anonymat, m’a raconté, avec beaucoup d’émotion, son itinéraire dramatique jusqu’en Pologne et comment elle a fui avec son fils la capitale ukrainienne sous les bombes. Elle m’a décrit l’exode épouvantable de tout un peuple. Elle a laissé son époux à Kyiv, ne sachant pas si elle pourra jamais le revoir ou même revoir sa ville natale, celle où elle a passé toute sa vie…

Premières lueurs du matin. Lviv, à l’ouest de l’Ukraine. À la suite de longues heures de périple entre Kyiv et la frontière entre l’Ukraine et la Pologne, Oksana est enfin arrivée avec son fils Petro. Elle est blafarde, exténuée. Elle s’assied sur une chaise placée à l’intérieur d’une tente installée par les locaux de Lviv. Son fils dort dans ses bras. Elle traîne un grand sac dans lequel elle a rangé des paquets de couches, des bouteilles d’eau, des biscuits, du pain. Ils ont quitté Kyiv depuis quarante-huit heures. Cinq cent cinquante kilomètres parcourus. Oksana et son fils sont venus en train et sont passés par la Moldavie, Bila Tserkva à la frontière nord et puis Vinnitsa. Et ceci pour arriver par la suite à la gare de Przemysl en Pologne, porte d’accès vers l’Union européenne.

Le sifflement des obus au loin les a accompagnés alors qu’ils quittent Kyiv. Le spectacle est affligeant tout le long de la route. Un embouteillage monstre. Des véhicules brûlés gisent au milieu de la route et la trace des explosions est visible partout. Un champ de guerre et de destruction. Il est impossible de réserver des places dans le train à l’avance. Il est d’ailleurs plein à craquer. Premiers venus, premiers servis. Pas de sièges disponibles pour s’assoir. Les larmes qui coulent sur le visage d’Oksana lui brûlent la peau gelée par le froid. Des barrages armés ukrainiens sont disséminés un peu partout, des check-points qui interdisent aux hommes ukrainiens de fuir. De 18 à 60 ans, ils sont tous mobilisés pour défendre l’Ukraine contre l’invasion russe.

Une foule immense d’Ukrainiens et d’étrangers circule dans les rues de Lviv. Certaines personnes crient, d’autres pleurent, d’autres encore s’étreignent. L’évacuation est chaotique. Une vague d’émotion s’empare des réfugiés. Oksana s’estime chanceuse d’être arrivée à Lviv, loin des conflits sanglants. Autour d’elle, des réfugiés européens, africains et arabes se préparent à franchir la frontière. Toute une humanité en perdition. Des voitures sont garées à droite et à gauche, certaines même au milieu de la route. Des bus pleins à craquer avec des personnes de tous âges. Heureusement que les bénévoles sont là. Ils essaient d’aider autant que possible et d’assister ceux qui en ont besoin. Une part d’humanité retrouvée dans un horizon lugubre. Certains réfugiés vocifèrent contre quelques chauffeurs de taxi qui ont tenté de les duper, extorquant d’eux des sommes colossales pour les laisser ensuite continuer leur chemin à pieds, trente-cinq kilomètres de marche. Le froid est intense, sans pitié. Il commence à neiger.

Oksana attend la venue du bus de Lviv qui doit la déposer avec son fils et tant d’autres réfugiés à la frontière. Des milliers de personnes, tout un pays, continuent d’affluer, voulant échapper à la fournaise qu’est devenue l’Ukraine. Elle appelle son époux Vadim qui est resté à Kyiv. Elle le rassure en sanglotant qu’ils sont arrivés sains et saufs à Lviv et s’enquiert de ses nouvelles. Son cœur se serre. Il avait les yeux hagards et vides alors qu’il regardait sa femme et son fils partir. Allait-elle le revoir un jour? Resterait-il en vie? "Ya tebe lyublyu" ("je t’aime tellement" en langue ukrainienne), lui dit-elle en raccrochant. Elle parle avec sa mère au téléphone. Les obus n’ont pas arrêté de pleuvoir à Kyiv. Oksana éclate en pleurs et raccroche. Son fils Petro ouvre les yeux, regarde autour de lui. Il est terrifié à la vue de tout ce monde. Il s’accroche à sa mère et lui demande où se trouve son père. Elle l’embrasse, le calme et lui chuchote des mots rassurants à l’oreille. Du bout de ses quatre ans, il ne comprend pas pourquoi il a été arraché à sa maison pour partir si loin, ni pourquoi son père l’a serré si fort dans ses bras les larmes aux yeux.

Toute une vie laissée derrière eux

Ils ont tout laissé derrière eux comme le reste des Ukrainiens. Toute une vie. Pendant cinq jours consécutifs, Vadim, Oksana et Petro se sont terrés dans les abris des métros à Kyiv, n’ayant presque plus de vivres. Les immeubles en Ukraine ne sont généralement pas équipés de sous-sols. Des stationnements souterrains, des stations de métro, des bunkers datant de la guerre froide font office d’abris. Des bars, des cafés qui accueillent les artistes et écrivains ukrainiens et se trouvent au sous-sol d’immeubles servent également de refuges. Certains sont des reliques et des vestiges de la guerre froide. Kyiv dispose aussi d’un réseau d’abris antibombardements. Des lits superposés et des toilettes y sont installés. Il faut suivre les flèches rouges dessinées sur les murs qui indiquent l’emplacement de ces abris.

Les parents d’Oksana sont restés dans la capitale. Ils ne veulent en aucun cas quitter Kyiv. Ils ne sont pas les seuls. Certains n’ont même pas les moyens de sortir de la ville. Les parents d’Oksana, comme beaucoup de citoyens ukrainiens, n’ont jamais voyagé en dehors de l’Ukraine. C’est leur refuge, leur âme, leur patrie. Ils veulent mourir dignement dans leur maison.

Oksana n’avait pas cru qu’il y aurait une réelle invasion russe. Comme beaucoup d’Ukrainiens, elle vivait dans le déni total. Elle pensait même que les médias donnaient de l’ampleur aux menaces du président russe.

Hier encore, en été 2021, des groupes de musique, des chanteurs, des danseurs foulaient le sol avec cadence et liesse et battaient leur plein dans chaque ruelle et parc de Kyiv. Les Ukrainiens dansaient dans les rues, heureux de savourer le soleil et l’été après des mois de neige intense. Même dans les sous-sols de Kyiv, spécificité de l’Ukraine, les centres commerciaux, les restaurants et les supermarchés étaient bondés. Dehors, de longues files de personnes attendaient leur tour dans la fameuse rue Khreshchatyk pour acheter des cornets de glace. D’autres encore étaient sur leurs scooters longeant la ville, le vent dans les cheveux et le sourire aux lèvres. Un bonheur contagieux.

Et brusquement, le président russe, Vladimir Poutine, à l’opposé de ce qu’il n’a eu de cesse de scander à travers les médias et aux dirigeants au monde, a envoyé ses troupes envahir l’Ukraine. L’atmosphère s’est alourdie. La menace d’une vraie guerre a brusquement saisi l’Ukraine comme une onde de choc et a assombri le paysage. Une menace froide, glaçante, qui fait écho à la guerre froide et tant de guerres passées qui se sont déroulées sur ce même sol. Même après huit décennies de paix. L’Ukraine n’a pas oublié les guerres, l’exode, la mort, la famine… Panique totale chez les habitants. Affolés, ils se pressent d’acheter de l’essence, des vivres. Les supermarchés se vident à vue d’œil. Il y a de longues files d’attente devant les pharmacies. Le pain manque.

Depuis le début du conflit, un silence mortifère règne à Kyiv, la capitale toute en couleurs. Même le monument de l’indépendance, le cœur de Kyiv à Maïdan Nezalezjnosti (place de l’Indépendance) où tant de monde habituellement grouille autour, a été laissé, abandonné à son sort. Une odeur de guerre flotte. Un froid irréel. Le blanc de la neige est étouffant en contraste avec la noirceur des explosions. Et puis brutalement, plus personne dans les rues. Seuls les sifflements d’obus déchirent le silence. Il ne s’agit plus de conflits usuels dans le Donbass ou la Crimée situés à la frontière entre l’Ukraine et la Russie. Cette fois-ci, toute l’Ukraine est visée et surtout son cœur, Kyiv.

Désormais, les Ukrainiens sont scotchés à leurs postes de télévision, à leurs portables, devant leurs fenêtres, appréhendant les chars russes avec l’immatriculation Z pour distinguer les blindés russes de ceux des Ukrainiens. Ce même stratagème avait déjà été employé durant la Seconde Guerre mondiale pour éviter des tirs alliés. Était-ce pour "zakhodiom": "On entre"? Ou "zaftra" pour "demain"? Les sirènes percent le calme les faisant sursauter et les plongeant dans un état d’angoisse indescriptible. Encerclés de partout, mer, ciel et terre. Une indépendance qui leur coûte la vie et qui annihile leur pays? Certains ne l’ont jamais quitté et ils ne comptent pas le faire. Et ce, jusqu’à leur mort.

Kyiv, la perle de l’Ukraine

Kyiv, cette ville captivante et majestueuse aux contours bien dessinés, où tout a une histoire, un passé, un drame, une âme. Tout vous parle. Les murs, les places centrales, les monuments, les églises et les parcs immenses, les ruelles, les vestiges des guerres. Le contraste est saisissant. La vigueur et la jeunesse de cette cité se fondent avec la nostalgie des conflits passés. C’est ce qui fait son charme unique. Durant ces quelques jours, c’est comme si la cité a enlevé sa parure du 21e siècle pour revêtir les habits de guerre d’antan. On se croirait même aujourd’hui au temps de la Seconde Guerre mondiale. Le froid et la neige se sont installés, surtout dans le cœur des Ukrainiens abandonnés à leur sort. Une anxiété conjuguée à la tristesse et à l’impuissance face au puissant voisin obsédé par son invasion et que rien ne peut faire reculer.

Oksana, comme la majorité des Ukrainiens, pense que l’Europe et l’Amérique les ont abandonnés surtout au début. Pourtant, elle est consciente également qu’ils ont envoyé de l’armement, des fusées, des chars quand ils ont réalisé à quel point les Ukrainiens résistaient vaillamment. Mais pour elle, il se s’agit non pas seulement de l’Ukraine, mais du sort de l’Europe qui est en jeu. La puissance et le rôle de l’Union européenne et de l’Otan ont été remis en question par cette invasion russe. Le président ukrainien Volodimir Zelensky considérait que l’éventuelle présence de l’Ukraine au sein de ces alliances la protègerait de l’invasion de la Russie. Mais cette dernière affirme que l’Otan à ses frontières constitue une menace suprême de survie pour elle.

Est-ce que le président ukrainien a pris en compte la vulnérabilité géographique de l’Ukraine? A-t-il surestimé la capacité de l’aide des pays européens? A-t-il compté et misé sur le support effectif et concret de l’Amérique?

La volonté d’indépendance de l’Ukraine

Comme beaucoup d’Ukrainiens, Oksana a réalisé qu’on ne parle même pas de sa patrie en tant que pays indépendant ou d’eux en tant que citoyens autonomes. On les ignore, comme s’ils n’existaient pas en tant que peuple, et on estime qu’ils font partie intégrante de la population russe et n’ont pas voix au chapitre comme c’est le cas avec tant de peuples. Pour le monde, ce qui compte, c’est de mettre en exergue les intérêts des deux superpuissances et leur interminable guerre froide par l’intermédiaire d’autres pays plus faibles.

Il est vrai que l’histoire et le passé des Russes et des Ukrainiens sont communs, mais aujourd’hui une grande partie des Ukrainiens ayant voté pour le président actuel, comme Oksana, considère que l’Ukraine, qui est un pays indépendant depuis 1991, n’est pas une réplique de la Russie. Les Ukrainiens sont différents et ont des aspirations distinctes de la Russie. Une certaine minorité ukrainienne russophone qui vit dans l’est du pays, à la frontière avec la Russe, est habituée à la présence russe. Les anciennes générations utilisent la langue russe avec plus d’aisance que l’ukrainien. Mais les Ukrainiens et surtout les jeunes générations des régions du centre, de la capitale et de l’ouest de l’Ukraine ne parlent pas le russe et adoptent uniquement l’ukrainien. Les sondages, les manifestations, la détermination du peuple ukrainien ont mis en exergue la volonté de l’Ukraine d’être indépendante. D’ailleurs, la résistance du peuple ukrainien s’est manifestée vivement durant cette guerre.

Des manifestations contre la guerre et contre le président russe ont eu lieu dans plusieurs pays. Certains ont considéré que la responsabilité des États-Unis avait envenimé la situation de l’Ukraine avec la Russie. Selon d’autres, l’invasion de l’Ukraine avait été un étalage du pouvoir de la Russie (power politics) et une leçon en même temps à l’Ukraine et à ceux qui la soutiennent au cas où elle penserait conclure un accord avec l’Otan. D’autres aussi étaient partagés entre l’empathie envers le peuple ukrainien et d’autres encore étaient en admiration devant la force du président russe face à l’Otan et l’Union européenne. Mais presque partout, l’émotion était palpable en faveur du peuple ukrainien qui se faisait massacrer et dont on détruisait le pays.

Plusieurs scénarios ont surgi concernant l’avenir incertain de l’Ukraine: une division de ce pays entre Est et Ouest; l’établissement d’un nouveau régime proche de la Russie avec une opposition interne, ou une sorte de "finlandisation", ou encore une neutralité totale de l’Ukraine, un pont entre la Russie et l’Occident…

Aujourd’hui, les temps ont changé, la donne est différente. C’est ce que le président russe a oublié. On n’est plus à l’époque de l’hégémonie de l’URSS. Et le temps des conquêtes n’est plus d’actualité. Ce qui était le cas avant ne l’est plus actuellement. Malheureusement, certains dirigeants dans le monde ne veulent pas reconnaître cela. Pourtant, les Américains l’ont appris en Irak et les Soviétiques en Afghanistan. En Russie, un nombre considérable de protestataires russes a même manifesté contre la guerre en Ukraine. Ils ont été immédiatement arrêtés. Il faut reconnaître que l’ordre mondial est effectivement en train de changer.

Poutine ne pourra jamais confisquer la volonté d’un peuple résistant

Il est vrai que Poutine peut prendre l’Ukraine par la force. Il est vrai aussi qu’il est le plus fort dans cette guerre. Les drapeaux russes vont s’élever à Kyiv, à Kharkiv et dans le Donbass… Mais il ne pourra jamais confisquer la volonté d’un peuple résistant qui s’est dressé devant les chars russes les mains nues et a empêché l’armée russe d’avancer à Koryukivka et à Melitopol. On ne peut que saluer la vaillance salubre et la détermination du peuple ukrainien. Gouvernement, armée et résistance: la meilleure équation d’une résistance solidaire. Les Ukrainiens l’ont compris. Et la population ukrainienne, dans sa grande majorité aujourd’hui ou demain, sera hostile à un éventuel futur régime prorusse à Kyiv.

Désormais, il ne s’agit plus de Poutine ou de Zelensky. C’est une crise humanitaire de grande ampleur. Il s’agit d’un peuple en exode, d’un peuple qui souffre, d’un peuple qui résiste avec toutes ses forces. La solidarité humaine prime au-delà de toute considération nationaliste, religieuse ou politique. Et ce, partout dans le monde et avec toutes les populations. On ne peut accepter les doubles standards ou même tolérer une quelconque discrimination concernant tous les peuples du monde.

Le courage en l’absence d’un dialogue véritable dans cette guerre constitue l’arme la plus puissante. Chaque guerre a ses héros. Et dans cette guerre, héroïque est la résistance épique et exemplaire du peuple ukrainien.

Le bus était enfin arrivé. Oksana prend Petro dans ses bras et se dirige vers la Pologne. Elle se retourne et lance un regard vers le loin, en direction de Kyiv, pour enregistrer dans son esprit ces images qui bientôt ne seront que des souvenirs. Une grosse larme coule sur son visage et tombe sur le sol. Ce sol ukrainien qu’elle foule peut-être pour la dernière fois de sa vie, ce sol qui représente ce qui subsiste encore de ce qu’on appelait hier l’Ukraine…

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