Cherchant à proposer une voie, à l’instar de celle que Platon avait donné à connaître au travers de La République, Thomas Hobbes fait publier son Léviathan, en 1651, à Londres, dans un contexte de guerres civiles successives. L’enjeu en est alors de pouvoir repenser le corps politique, lui aussi, tout comme le corps humain, travaillé par des forces instables, voire imprévisibles parfois, mais considéré fondamental pour la survie de tous, plus particulièrement à l’aune d’hostilités diversifiées.

Le Léviathan antique

Les sources originelles permettant d’aller à la rencontre du Léviathan sont nombreuses et diverses. Elles ont néanmoins toutes en commun la représentation monstrueuse de celui-ci, qui incarne révolte, destruction, chaos, souvent matérialisés sous la forme de forces marines.

Chez les Hittites de l’Anatolie, par exemple, au IIe millénaire avant J.-C., le Léviathan est un gigantesque dragon marin qu’affronte Tarhu, le dieu de l’Orage, affrontement qui n’est pas sans analogie avec celui de Zeus contre Typhon, dans la mythologie grecque. Dans la mythologie mésopotamienne, le Léviathan est représenté par la déesse des eaux primordiales et des forces du chaos, Tiamat, dont le corps monstrueux et aqueux, est mi-dragon mi-serpent, un Léviathan qu’affronte le plus grand dieu babylonien, Marduk. Dans la mythologie phénicienne, le Léviathan est un énorme serpent de mer à plusieurs têtes, identifié par le nom de Lotan et dont les mouvements marins génèrent vagues et marées et auquel s’opposera le dieu Baal.

Dans la Bible, le même monstre désigné littéralement par le nom Léviathan (de l’hébreux, liviyatan) est un monstre marin, le plus souvent sorte de gigantesque baleine dont les évocations sont nombreuses, en l’occurrence dans le Livre de Job, dans les Psaumes et dans le Livre d’Isaïe. Il fait partie des animaux révoltés contre Dieu et s’associe, ultérieurement, à la Bête eschatologique issue de la mer à laquelle Satan aura délégué une partie de son pouvoir dans l’Apocalypse johannique. L’Église médiévale, elle-même, nous apprend que le Léviathan est l’un des plus puissants démons dont il faut imaginer la gueule grand-ouverte, dans l’attente de la dévoration des âmes gagnées à l’enfer, le jour du jugement dernier.

Quoi qu’il en soit, on voit bien, quand on a lu le roman noir de Julien Green, Léviathan, paru en 1929, dont le récit est l’allégorie de la Première Guerre mondiale, que le Léviathan en question est le monstre horrifiant qui sommeille au fond des mers et qu’il faudrait coûte que coûte éviter de réveiller…

Léviathan ou le monstre qui désigne l’État

Dans son ouvrage, Thomas Hobbes use de la métaphore pour associer l’État au monstre qu’est le Léviathan. Selon sa propre philosophie politique, "l’homme [étant] un loup pour l’homme" dans l’état de nature, comme il l’affirme dans son ouvrage Du Citoyen, paru en 1641, dix ans avant Léviathan, il faudrait privilégier l’état civil, unique garant de la protection de chaque homme par les lois. Or, l’état civil est justifiable de la formation d’un État en bonne et due forme, qu’il soit monarchique, démocratique ou oligarchique. Que cette formation soit le résultat d’un contrat ou la conséquence d’une guerre, dans les deux cas, elle est légitime. Dans ce sillage, l’État formé devrait se caractériser par sa force, sa souveraineté et, au-delà de toutes considérations, il devrait inspirer la peur révérencielle à ses sujets, tout en étant paradoxalement un État de droit. Cette peur est, en réalité, le fondement même de l’État, car elle est le seul véritable moyen pour construire la société civile, faire respecter les lois et écarter toutes les inimitiés et les hostilités susceptibles d’opposer les sujets entre eux et de faire couler le sang. Conséquemment, tant que l’État est craint, il peut assurer l’ordre public. Les sujets ne se rebellent ni ne causent quelque remous que ce soit par peur de lui déplaire, parce qu’alors l’État devrait sévir. L’État est donc en tous points tel le Léviathan de la Bible, la bête qui habite les abysses marins, dont on sait qu’elle est là et qu’il faudrait éviter d’exaspérer pour ne pas la voir soudainement s’ériger en ouvrant grand sa gueule de monstre pour avaler vivants tous les rebelles et les malfaiteurs. L’État est, selon Thomas Hobbes, "ce grand Léviathan, ce Dieu mortel à qui nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre sécurité".

D’ailleurs, la première de couverture choisie par Thomas Hobbes montre ce Léviathan, ce "Dieu mortel", sous la forme d’un colosse dont la tête est couronnée, portant à la main droite une épée et à la main gauche une crosse, surplombant à mi-torse monts et vaux prenant la forme de vagues marines, et dont les bras et le torse sont composés d’hommes minuscules, image suggérant que les citoyens sont tout-petits en regard de le toute-puissance de l’État et qu’ils ne forment, au final, que les écailles de la peau de ce monstre invincible. Or, le Léviathan de Thomas Hobbes sourit: c’est, selon notre philosophe, le Léviathan qui sait gouverner ses sujets et qui réussit à éviter toutes sortes de violences et de guerres.

"Leviathan" de Thomas Hobbes
" Leviathan " de Thomas Hobbes

Léviathan, où es-tu? Léviathan, qui es-tu?

Si l’on regardait de près notre situation libanaise, force serait de constater l’absence de l’État et, par voie de conséquence, de toute crainte révérencielle à l’égard de quelque Léviathan que ce soit. Et cela, depuis un temps bien conséquent déjà. Encore bien plus éloigné dans le temps qu’on ne veut le penser. Aussi n’est-il pas étonnant de voir, horizontalement, de gauche à droite et de droite à gauche, et verticalement, de manière ascendante et de manière descendante, l’homme redevenu loup pour l’homme. Qu’est-ce qui étonnerait, en somme, en regard du retour, si évident, si éclatant, de tous les Libanais à l’état de nature?

Mais, à l’aune de ce qui se passe sur le plan mondial, depuis l’avènement de la guerre russo-ukrainienne, cette impuissance, ce silence sur les crimes renouvelés contre l’humanité, les sanctions absurdes, les réactions aux sanctions encore plus absurdes, la montée vertigineuse, affolante du prix du gaz, du pétrole, des denrées alimentaires dans le monde, la fuite de plus de 15 millions d’Ukrainiens, l’apparition du spectre de la famine qui n’est plus loin de jeter son souffle fétide sur le monde dans son entièreté, etc., ne sauraient ne pas interroger l’existence du Léviathan. Léviathan, où es-tu? Léviathan, qui es-tu? Les États-Unis avec leur propension aux crimes programmés et masqués sous des habits de saints-sauveurs depuis la Seconde Guerre mondiale et qui ne trompent plus personne? L’Europe, si exsangue et à bout de souffle, qu’elle ne saurait se défendre elle-même? L’Otan qui ressemble de plus en plus à une bande de morts qui veulent rester vivants mais ne sont plus au final que de ridicules zombies? L’ONU, cette vieille dame frappée depuis bien longtemps de dégénérescence sénile? Le monde arabe, cette imposture? La Chine qui n’a même pas su se défendre contre l’accusation de sa responsabilité propre dans l’explosion pandémique? Où est donc ce monstre dont les hommes pourraient dire à l’instar de ce que l’on dit du Léviathan dans le Livre de Job: "Il n’est pas de puissance sur terre qui lui soit comparable"? Quelle est donc cette force que le monde dans son entièreté devrait craindre pour que la paix et la sécurité règnent et que les Sapiens que nous sommes tous et chacun calment leur violence naturelle et se rappellent leur contrat civil d’hommes civilisés? Aujourd’hui, devrions-nous conclure que le Léviathan de Thomas Hobbes n’est qu’une utopie au même titre que l’aura été un siècle plus tard Le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau?

En guise de brève conclusion: et cela étonnerait-il?

Israël découvre en 2010 un gisement gazier à l’ouest de ses côtes en Méditerranée, qui contiendrait des réserves avérées de plus de 500 milliards de mètres cubes. Le Liban y émet tout de suite des revendications, demeurées sans suite. En effet, jusqu’au jour d’aujourd’hui, la délimitation des frontières maritimes israélo-libanaises n’est toujours pas décidée. Mais, pour ce qui nous intéresse, dans le sillage de cette fin d’article, c’est que le gisement en question a été baptisé, dès la découverte de son ampleur, du nom de Léviathan. Monstre tentaculaire, à l’image même de son baptiseur, il a fait gagner à Israël, dès 2016, moyennant un premier contrat avec la Jordanie, 10 milliards de dollars américains, pendant que nous, Libanais, sommes noyés dans la fange. Ou serait-ce dans le ventre même du Léviathan que nous le sommes sans nous en rendre compte?

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