Qu’est-ce qui peut bien se passer dans la tête d’un franc-tireur lorsqu’il descend sa victime? Est-il possible pour lui de continuer de vivre sans être habité par les images des dépouilles à terre? Telles sont les questions que traite le second roman de Dima Abdallah, Bleu Nuit, paru en janvier aux éditions Sabine Wespieser.

Dans son deuxième roman, Dima Abdallah donne voix à un homme extrêmement sensible, hanté par la première tranche de son existence marquée par la mort et la violence dont il ne parvient à se délester. Il passe d’un enfermement à l’intérieur à un enfermement dans sa tête, où il donne une chance à la rue et à l’agitation pour le guérir de ses obsessions, de ses tocs, de la drogue et des nuits sans sommeil.

C’est un homme seul, dans son appartement à Paris. Maniaque de l’ordre et de la nourriture saine, il s’arrange à ne se procurer que des denrées de première qualité. Depuis plusieurs saisons, il a la phobie de la rue. Il travaille à partir de chez lui, puis perd son poste lorsque son directeur réalise qu’il rédige ses brillants articles sans prendre la peine d’explorer le terrain. Toute la journée, lorsqu’il n’asticote pas son intérieur, lorsqu’il ne pèse pas ses aliments, il observe le marronnier de son fauteuil en velours kaki. Lorsqu’il apprend la mort d’Alma, il se prépare à assister aux funérailles, s’apprête à sortir, mais voilà qu’il n’y parvient pas. Il se plonge dans une activité frénétique de ménage, puis se propulse dans la rue, jette ses clés et devient SDF.

À l’origine de l’enfermement du narrateur de Bleu nuit, un passé douloureux. Dénigré par sa mère qui jetait le sac de nourriture qu’il ramenait à la maison par temps de pénurie, apprécié par ses collègues, il exerçait le métier de franc-tireur avant que Nour, une de ses victimes qui porte le même prénom que sa mère, ne bouleverse son destin et lui fait changer de vie. Il traverse la Méditerranée, croyant pouvoir ainsi tourner le dos à ses âpres souvenirs. Or sa conscience le rattrape, le torture, le pousse à se cloîtrer puis à squatter la rue, le jour où il apprend la mort de la femme qu’il a aimée.

Étrange, cet homme blessé. Agoraphobe la veille, il fait de la rue son territoire pour ne plus jamais rentrer chez lui, passant d’un extrême à l’autre. D’où lui vient cette attitude, cet attachement aux rituels? Probablement de la nécessité de s’ériger des limites pour se barricader derrière.

Une fois dans la rue, il ne tarde pas à organiser sa vie autour du cimetière Lachaise où Alma est enterrée, sans toutefois chercher sa tombe pour s’y recueillir. Son rythme de vie obéit à un emploi du temps où chaque jour de la semaine est consacré à une figure attachante de la rue – personnalités transparentes pour le commun des passants, touchantes une fois révélées grâce aux descriptions du narrateur.

Après avoir lu Bleu nuit, il serait difficile de croiser des clochards ou même des passants sans penser à Emma, Ella ou aux autres, et j’en suis la preuve vivante.

Le narrateur adopte Minuit, une chienne belle comme la nuit. Une chienne qui le rattache à la réalité lorsqu’il divague.

Puis vient Layla à qui il consacre la dernière tirade du livre qu’il griffonne frénétiquement sur son carnet de note parsemé de citations et de vers qu’il décortique et complète à sa manière, apothéose du roman, délivrance après une nuit qui semble ne jamais finir.

Bleu nuit de Dima Abdallah, éditions Sabine Wespieser, 2022, 228 p.