Après une Palme d’Or en 2015 à Cannes pour son premier court-métrage d’animation, Waves ’98, Ely Dagher revient avec un premier long-métrage de cinéma, The Sea Ahead, sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs 2021. Le film raconte l’histoire de la jeune Jana qui, après une longue absence, décide soudainement de revenir à Beyrouth, renouant avec la vie familière, mais désormais étrange, qu’elle avait quittée. À l’occasion de la sortie libanaise, Ici Beyrouth a rencontré le réalisateur qui, comme beaucoup de jeunes, connaît la difficulté de se construire un avenir dans un pays sans horizon.

Comment décririez-vous l’état de Jana, qui rappelle celui d’une grande partie de la jeunesse au Liban?

Pour moi, l’état dans lequel vit Jana est tellement commun. Je n’arrive même pas à mettre un nom dessus… Suite à la première à Cannes, j’ai lu dans la presse qu’il s’agissait de dépression. Beaucoup de gens autour de moi vivent sous antidépresseurs, sans avoir une idée claire de ce qu’ils vont faire dans la vie, surtout ces deux dernières années. Certaines personnes n’arrivent plus à fonctionner, d’autres gèrent ça différemment, mais personne ne va bien.

Le film a été tourné fin 2019, juste avant la crise, néanmoins ce qui pousse les jeunes à s’exiler, c’est la situation au Liban. Beaucoup de jeunes sont dans le même état que Jana: ils ne savent pas ce qu’ils font là, ils sont partis juste pour partir sans avoir vraiment de plan, ni de vision d’avenir. Certains ont quitté le Liban il y a deux ans, et sont revenus.

Ce film est réalisé d’un point de vue subjectif: le regard de Jana. On la suit tout le temps à travers la technique de la caméra rapprochée. Il fallait que le spectateur reste en contact avec elle sans la juger, qu’il ressente autant que possible ce qu’elle ressent.

Jana (Manale Issa) – Crédits : MC Distribution

Que représente la mer, présente dans le titre, et dans tout le film?

La mer représente l’horizon, la liberté, le rêve, quelque chose d’ouvert, de positif, cependant dans le cas du Liban, c’est quelque chose qui se referme de plus en plus. Dans certaines séquences oniriques, les personnages apparaissent dans une eau blanche. C’est une métaphore de ce que l’on vit: on avance sans savoir où aller en l’absence d’horizon, on stagne à l’infini. Il y a des raisons qui poussent les gens à s’exiler partout, mais au Liban c’est encore plus extrême.

Jana se pose la question de partir ou de rester. Elle tente de se reconstruire pour pouvoir avancer. Elle est dans un cercle vicieux: elle a fui le Liban pour Paris, et fui Paris pour revenir au Liban chez ses parents. Puis elle fuit la maison pour retrouver son petit ami, Adam. Elle revient pleine de regrets, car elle l’avait quitté en pensant qu’elle pourrait faire sa vie ailleurs. Elle se remet dans cette histoire sans avoir en tête de rester avec lui; elle cherche à briser le cycle vicieux dans lequel elle est, à accepter son échec, pour faire une rupture avec le passé et pouvoir enfin donner un sens à sa vie.

Jana est partie et revenue avec un regard un peu plus objectif sur la réalité. Elle refuse de rentrer dans le déni, de faire comme si tout allait bien. Le film parle aussi de la façon dont chaque génération gère sa dépression, son état d’égarement. Jana réalise peu à peu qu’elle n’est pas seule. Ses parents, Adam, le chauffeur de taxi vivent la même situation. Le fait de partager cela l’aide, car elle ne se sent plus seule dans son mal-être. Les autres l’aident à mieux comprendre ce qu’elle traverse, et sa rupture avec Adam fait qu’elle reprend le contrôle sur son destin, sans avoir de réponse, sans savoir où aller, ni où se construire. Juste l’espoir de pouvoir avancer. Donner à Jana le pouvoir de réagir à l’étranglement qu’elle vit est très important.

Jana (Manale Issa) et Adam (Rabih El Zaher) – Crédits : MC Distribution

Son affrontement avec Adam semble le seul exutoire. La violence nait-elle du manque d’horizon au Liban?

Certaines personnes disent que mon film était prémonitoire de l’explosion. L’art est une façon d’exister au-delà du monde de survie dans lequel la plupart des gens se trouvent. Depuis quelques mois, on voit beaucoup plus d’événements culturels. Les gens ont besoin de ça, pas seulement parce que c’est une échappatoire, mais aussi une forme de résistance à la situation. Cela va à l’encontre de la résignation car, quand on est résigné, on fait avec. Il y a dans l’art un moyen d’exister au-delà de la résignation. Ce n’est pas ça qui changera le pays, mais cela montre au moins qu’on est là, qu’on essaie de faire quelque chose.

La situation dans laquelle on vit est tellement violente. Ce ne serait pas honnête de se le cacher. On est très exposés à la violence, pas seulement de la guerre. La crise, les manifestations, l’explosion du port, c’est une violence permanente. Quand on voit ça, on se dit que ça n’a aucun sens de travailler sur un projet artistique… Pourtant, c’est important de résister sous cette forme-là. Nos parents ont vécu la guerre, l’après-guerre, ils ont perdu leur travail, leur argent. C’est dur de continuer malgré tout, de savoir comment gérer le désastre et vivre avec.

On vit avec la peur d’un désastre latent. Le fait que j’ai senti cela il y a six ans, quand j’ai commencé à écrire ce film, n’est pas seulement prémonitoire; c’est quelque chose qui existe dans notre quotidien et dans la psyché des gens.

Ely Dagher – Crédits : MC Distribution