Comme lors des crises passées, nous sommes aujourd’hui coincés dans le piège de la polarisation – un phénomène qui nous a toujours permis de continuer à creuser notre trou et nous enfoncer plutôt que de nous efforcer collectivement d’en sortir. Comment déprogrammer la polarisation?

Le 17 octobre 2019, le plancher de tout le système politique et économique libanais est tombé, et beaucoup affirment que rien moins qu’une réinitialisation majeure à tous les niveaux ne peut arrêter la spirale de la chute. Trente mois de manifestations, de débats, de changement de gouvernements et de dénigrement public des politiciens en place ou de retrait fracassant de la vie politique n’ont cependant donné aucun espoir sérieux d’engager des réformes ni de sauver l’économie.

Comme lors des crises passées, lointaines et récentes, nous sommes coincés dans le piège de la polarisation – un phénomène qui nous a toujours permis de continuer à creuser notre trou et à nous enfoncer plutôt que de nous efforcer collectivement d’en sortir. La polarisation a de nombreux aspects et à moins de comprendre ce que nous faisons faux, nous ne serons pas en mesure de résoudre nos problèmes endémiques et d’éliminer les menaces existentielles qui pèsent sur notre nation.

Il existe un désaccord fondamental sur l’interprétation des événements (guerre de 2006, guerre en Syrie, légitimité de la décision de guerre et de paix, qui est héros, qui est traître, ce qui est acceptable [et ce qui ne l’est pas] pour la cause…). L’argument qui sert son propre camp est automatiquement approuvé, quelle que soit la logique, à condition qu’il contribue à marquer des points. Même si le jeu, en fin de compte, est perdant-perdant.

Les menaces existentielles se manifestent malheureusement sous des formes trop familières – guerre civile et/ou partition/désintégration de la nation. Le discours politique actuel montre clairement que rien ne peut être accompli sans commencer par une dépolarisation de fond sans laquelle nous resterons prisonniers de positions inconciliables, conçues pour qu’une partie gagne et que l’autre reconnaisse sa défaite. Par conséquent, le système est désespérément paralysé et la communication est complètement interrompue ou, quand elle a lieu, elle se traduit par un dialogue de sourds.

Il est très tentant de tomber dans le piège de la polarisation, à cause des gains rapides permettant d’attirer et de construire un noyau dur de fidèles. Un discours polarisant est simple et accessible à des partisans (souvent frustrés) prédisposés à le recevoir, en raison de la religion/confession, du statut régional, social ou de la préprogrammation de l’accès à la protection. Il se concentre sur des promesses de gains et de victoire, ou simplement de maintien de la perception d’un équilibre des forces, en évitant d’apporter des réponses à des questions inconfortables ou à des problèmes critiques.

Même la façon de formuler un problème divise à ce stade. Le discours, même sur les sujets pertinents, est rapidement détourné dans les déclarations inconciliables habituelles de faux problèmes. La conversation se limite à des débats superficiels comme les raisons des retards dans la formation/réunion du gouvernement ou de l’enquête sur l’explosion du 4 août; qui nomme les ministres et qui prend quoi, "Megacenter", votes des non-residents; des détails techniques à définitions variables, le tout dans le seul but de conserver le pouvoir et de contrôler l’accès aux ressources publiques.

Au lieu de régler les problèmes qui se posent et de répondre aux besoins de chacun dans cette nation finale pour nous tous et de nous appuyer sur notre diversité et notre force collective, nous continuons d’échanger des accusations de traîtrise. Par exemple, au lieu de s’aligner collectivement sur une stratégie de défense nationale indispensable qui garantirait l’intégrité territoriale et la souveraineté du Liban ainsi que ses ressources naturelles, on s’aligne sur des axes et sur la légitimité des actions des uns et des autres.

Dans le même ordre d’idées, adopter une approche rigide, attaquer indistinctement ou raisonner par rejet, sans aborder les préoccupations des uns et des autres est autodestructeur et peut renforcer encore plus la polarisation. Les acteurs politiques actuels font la promotion de solutions rapides intéressées alors qu’une vision à long terme, des plans et des efforts de mise en œuvre concrets et crédibles sont nécessaires afin de rester pertinents en tant que nation dans l’arène politique et économique régionale et mondiale.

Pour dépolariser et amorcer l’évolution vers un État robuste avec tous les éléments de réussite, nous devrons reconstruire la confiance à travers des plaidoyers courageux et des actes convaincants, et éliminer les discours agressifs et destructeurs qui ravivent les instincts défensifs et enferment les citoyens dans des positions polarisées. Parce que la polarisation permet à des responsables médiocres de créer des diversions et des écrans de fumée qui couvrent l’incompétence et les comportements corrompus; l’accent devrait être entièrement mis sur la transparence et la responsabilité.

Après des décennies de luttes intestines et d’affrontements souvent absurdes, il est temps de nous déprogrammer afin de nous retrouver autour de notre intérêt collectif. Lorsque nous engageons nos partenaires au sein de la nation sur des questions, des idées ou des solutions litigieuses, nous devons être conscients de notre approche afin de favoriser la convergence vers des solutions gagnant-gagnant plutôt que de renforcer la polarisation. Nous devrions toujours nous poser la question: est-ce que nos discours ou nos actions permettent à ceux qui résistent avec entêtement de sortir de leurs positions défensives bien ancrées et de fonctionner dans un espace constructif sûr où la confiance et la bonne volonté l’emportent sur la méfiance et la discorde ?

Déprogrammer la polarisation
Dix exemples illustratifs

1- Les armes du Hezbollah

Discours actuel: Le Hezbollah doit rendre ses armes et mettre fin à sa relation avec son parrain iranien avant toute autre chose. En participant à des guerres extérieures, en étendant son rôle au-delà de la résistance à Israël, le Hezbollah a ouvert la porte à des sanctions extérieures contre le pays. En disposant d’un formidable arsenal d’armes sous son seul commandement, le Hezbollah a une influence dominante qui lui permet d’imposer sa volonté à tous les autres acteurs politiques. En utilisant la carte de la Résistance, le Hezbollah se met au-dessus des lois libanaises.

Effet: Encore plus de polarisation. Une grande catégorie de la population ne renoncera pas à la protection du Hezbollah contre un plan de protection peu clair/crédible. Elle soutiendra le parti même si elle n’est pas entièrement d’accord avec sa stratégie ou ses méthodes à l’intérieur ou à l’extérieur du Liban. Tenter de changer l’avis d’une personne en remettant en question sa propre identité est l’approche la plus contreproductive.

Nouvelle approche: Intégrer la protection de la population (Liban-sud) contre la menace israélienne envers le Liban (donner la priorité à l’intérêt national du Liban avant d’autres promesses ou engagements régionaux ou mondiaux). Déconnecter les problèmes des armes de la mauvaise gestion du pays, du règne des corrompus et des incompétents. Présenter les avantages d’un front uni responsable devant le peuple libanais avant tout autre.

Effets escomptés: Construire sur des principes unificateurs et éviter la discorde destructrice. Attirer un public plus large en gagnant à la fois les cœurs et les esprits grâce à des arguments et des conclusions raisonnables. Offrir une sortie viable de l’impasse.

Facilitateurs: Utiliser une communication et des discours intelligents. Présenter des plans réels et raisonnables. Rassurer toutes les catégories qu’elles peuvent faire partie des solutions. S’abstenir de tout discours émotionnel et provocateur. Ne pas donner de chèques en blanc et ne pas pointer du doigt. Offrir des horizons d’avancement en dehors du cadre du duo chiite.

2- a) Responsabilités et pénalisation

Discours actuel: Tous, c’est-à-dire tous, sans exception. Quiconque a été impliqué dans la gestion du pays au cours des trente dernières années sera pourchassé et tenu pour responsable sans offrir un processus digne de confiance, en particulier dans un système judiciaire peu fiable.

Effet: Plus de polarisation. Les joueurs secondaires se ruent vers un pôle ou un autre (ainsi que leurs familles et amis) en quête de protection. Quiconque se sentant menacé prendrait parti de manière préventive au lieu d’abandonner un système défaillant; il contribue ainsi à la survie et à l’acceptation de ce système. Il n’y a pas de plan d’action clair: les grandes catégories ont à l’esprit l’expérience amère de la tromperie post-Taëf dont la mise en œuvre était sélective, ce qui a eu pour effet de créer des divisions plus dramatiques et des dérives perverses.

Nouvelle approche: Il est nécessaire d’établir une feuille de route claire pour la transition du pouvoir vers un système plus efficace avec des personnes compétentes et des ordres du jour précis. La détermination des responsabilités suivra une procédure régulière et juste. Les gens pourront corriger leurs erreurs ou allégeances antérieures et unir leurs forces.

Effet escompté: Suppression des entraves inutiles, accélération de la transition, neutralisation des effets des écrans de fumée.

2- b) Ciblage sélectif

Discours actuel: L’accent est mis sur un seul coupable et l’argument selon lequel sa destitution et son remplacement serait la solution miracle pour restaurer la paix et la prospérité, comme en témoignent les campagnes ciblant des personnalités politiques ou administratives. Ceci est suivi d’une dénonciation et/ou d’un discrédit de la campagne, soupçonnée de servir un agenda ténébreux, diluant ainsi les responsabilités, couvrant les failles du système et confondant la culpabilité.

Effet: Les doubles standards aliènent l’opinion et renforcent la polarisation. Les agendas cachés donnent des excuses aux individus pour remettre en question des faits avérés, et essayer de conclure des marchés. Il permet également aux vrais coupables de jouer facilement aux victimes, renforce le statu quo grâce à l’équilibre des demandes et crée plus d’écrans de fumée.

Nouvelle approche: Éviter de se démarquer facilement; se concentrer sur les failles du système; présenter des critiques objectives et constructives; aborder le problème à la base; faire pression pour des changements dans la sélection, le système de procuration (le mandat) et la responsabilité.

Effet escompté: Reconnaître de toutes parts que le problème de fond réside dans le système d’autorenforcement de la corruption et du clientélisme, plus que dans les individus. Toutes les pommes pourries ou les exécutants circonstanciels tomberont d’eux-mêmes une fois le système démantelé.

Facilitateur: Se concentrer sur les principes fondamentaux et éviter les distractions faciles pour obtenir des récompenses rapides.

3- Ni vainqueur, ni vaincu

Discours actuel: Nous devons réviser les rôles, mais les acteurs en place peuvent rester. Ils ne seront pas tenus pour responsables tant qu’ils acceptent le remaniement et la relance.

Effet: La polarisation survit.

Nouvelle approche: Les citoyens sont responsables de leurs choix. Il est important de signaler ce qui ne va pas et comment y remédier (exemple: allégeance à des pouvoirs extérieurs, mauvaise gestion des fonds publics, corruption…). Lors des prochaines élections, les choix et leurs implications doivent être clairs.

Effet escompté: Faciliter le changement et responsabiliser ceux qui prennent les décisions et enfin sanctionner.

Facilitateur: Sensibiliser le public à l’implication de chaque choix et à l’effet positif d’une responsabilité équitable. Clarifier que les réalisations historiques ne donnent pas droit automatiquement à des rôles et des responsabilités futures.

4- Les droits des communautés

Discours actuel: Un système confessionnel est nécessaire pour protéger le droit des communautés. Ce discours implique une acceptation de la nature différente de ces communautés et de la difficulté de leur coexistence sans garanties structurelles.

Effet: Pas de ralliement autour de la même culture, mais, au contraire, dissection du tissu social en groupes mutuellement méfiants et soupçonneux, renforcement du cloisonnement et statu quo destructeur.

Nouvelle approche: Se concentrer sur les droits civils et les garanties qui protègent tous les citoyens sans égard à la confession ou à tout autre stéréotype de différenciation primaire. Proposer des sauvegardes systémiques.

Effet escompté: Créer des alignements autour de ce qui est le plus fondamental pour le citoyen en termes de sécurité, de bien-être social, de prospérité et de protection.

Facilitateur: Présenter une stratégie et un plan d’exécution crédibles et cohérents pour la transition vers un État civil, et une transparence dans les considérations.

5- Vous avez votre Liban, nous avons le nôtre

Discours actuel: Si nous ne pouvons pas nous entendre, nous pouvons toujours choisir la partition, le fédéralisme, les systèmes sur mesure…

Effet: Plus de polarisation.

Nouvelle approche: Aborder le type de décentralisation qui ajoute de la valeur sans créer de tensions, de divisions ou qui amplifie la corruption et les coûts d’administration. La clé de la décentralisation est la suppression de l’emprise des politiciens sur les actifs du gouvernement et la fourniture de services aux citoyens.

Effet escompté: Déconnecter la gestion administrative de la politique et créer une réalité et des priorités uniques pour tous les citoyens.

Facilitateur: Proposer une loi de décentralisation cohérente associée à des garde-fous objectifs pour assurer une mise en œuvre et un maintien de l’ordre appropriés; éviter la décentralisation basée sur la redistribution des ressources publiques et se concentrer sur l’efficacité et la rentabilité; restructurer les ministères gouvernementaux et renforcer la gouvernance du gouvernement central; moderniser les lois sur les pouvoirs exécutifs pour avoir un gouvernement efficace qui puisse être tenu responsable et sanctionné.

6- Leaders

Discours actuel: Nous avons besoin de leaders charismatiques. D’ici là, nous continuons à faire référence aux indéboulonnables qui ont déjà échoué faute d’autres interlocuteurs.

Effet: Les leaders charismatiques prospèrent grâce à la polarisation.

Nouvelle approche: Nous devons passer du besoin d’un leader charismatique à un leader-serviteur fiable, à valeur ajoutée, qui serait tenu responsable à plus d’un niveau, que nous pourrions sanctionner et changer en cas de sous-performance au-delà d’un certain stade.

Effet escompté: Émergence d’un mouvement plus solide et plus dynamique qui ne peut pas être paralysé ou pris en otage par les carences ou la chute de ses dirigeants.

Facilitateur: Travailler sur des principes, des idées et des programmes, et celui ou celle qui est plus apte à diriger le fera.

7- Élections et loi électorale

Discours actuel: Nous n’avons pas besoin de changer la loi électorale car il faut une éternité pour s’entendre sur un nouveau texte. Autant garder celle que nous avons, qui était le fruit de nombreux marchandages et négociations. Essayons de faire avec les acteurs politiques en place.

Effet: Nous restons dans le cercle vicieux de la production des mêmes (types de) dirigeants qui ne peuvent pas mettre le pays sur la voie d’une reprise et d’une prospérité. Et à quelques semaines des élections, le cirque des alliances de dernière minute pour faire des chiffres montre les limites d’une loi monstrueuse.

Nouvelle approche: Pour un meilleur résultat aux élections, il est nécessaire de faire pression pour une loi qui assurerait une représentation populaire moins faussée.

Effet escompté: Proposer une loi électorale moins verrouillée qui encouragerait les comportements des dirigeants-serviteurs et des représentants des communautés pour le plus grand bien de la nation.

Facilitateur: Constituer un comité de confiance qualifié pour rédiger une nouvelle loi électorale sans agendas cachés et qui faciliterait l’alternance et le changement démocratique sans effaroucher les uns ou les autres.

8- Frustration

Discours actuel: Frustration à propos de tout: les acteurs politiques, la situation économique, la concurrence déloyale et injuste, la carence du gouvernement ou des pouvoirs publics.

Effet: Tourner indéfiniment en rond alors que les polarisés restent sous l’emprise de leurs pôles respectifs.

Nouvelle approche: Faire une analyse objective de la situation et éviter de marquer des points contre les pôles, en présentant des alternatives viables et crédibles.

Effet escompté: Amener des personnes d’horizons différents à travailler ensemble de manière constructive.

Facilitateur: Tenez-vous en à une évaluation objective, évitez d’être émotif ou trop insinuant.

9- La crise financière

Discours actuel: Pointer du doigt des symptômes spécifiques: la contrebande dans les deux sens, les vrais bénéficiaires des subventions passées ou futures, les abus; les sanctions et faire croire que tout ira bien si elles sont levées. Suggérer des solutions tronquées ou des solutions irréalistes.

Effet: Plus de polarisation; chaque partie menacée (sur des suggestions spécifiques) entre dans des mouvements de défense préventive, à la recherche d’abris plus pratiques, bloquant le système et réduisant les marges de manœuvre. Chaque pôle fait la promotion de solutions vagues pour obtenir plus de soutien ou pour maintenir le statu quo.

Nouvelle approche: Proposer une solution intégrée qui aborde les problèmes de fond et leurs implications.

Effet attendu: Amener les différents groupes à approuver des solutions avec des plans d’action clairs en dehors des alignements actuels.

Facilitateur: Adopter un discours clair et ne pas être tenté de marquer des points faciles.

10- L’intégrité territoriale du Liban

Discours actuel: L’accent mis sur un sujet pour pointer du doigt des pôles spécifiques. La délimitation des frontières maritimes au sud, au nord, les fermes de Chebaa. Se concentrer sur les problèmes techniques qui peuvent facilement être utilisés pour brouiller les cartes et les principes fondamentaux. Pointer du doigt les acteurs qui utilisent un dossier comme un levier à des fins politiques sectaires.

Effet attendu: Chaque catégorie est sensible à un problème et n’est pas disposée à défendre les autres pour éviter d’embarrasser ses sponsors/alliés. Plus de polarisation et une politique des deux poids deux mesures qui nuisent à la crédibilité de la position libanaise.

Nouvelle approche: Réaffirmer l’intégrité territoriale et la souveraineté du Liban en tant que constante non négociable.

Effet attendu: Un discours fédérateur qui va unifier les citoyens autour de leurs droits et leurs responsabilités patriotiques.

Facilitateur: Avoir une présentation claire et accessible des faits fondamentaux irréfutables. Intégration dans le programme global. Présentation des vrais dangers de la complaisance, de l’ambiguïté et de la procrastination. Inclure comme preuve indéniable de trahison/ crédibilité/ compétence/ transparence.