Le Conseil des ministres se réunira exceptionnellement samedi matin à 10 heures, à la demande du Premier ministre Najib Mikati, pour discuter de la cabale judiciaire contre le gouverneur de la Banque du Liban (BDL) Riad Salamé et les banques.

Les frasques judiciaires de la procureure générale près la Cour d’appel du Mont-Liban, Ghada Aoun, ont pris une dimension tellement dangereuse, voire fatale pour un pays qui connaît la pire crise politico-économique de l’histoire de ce monde, que des autorités comme le Premier ministre, Najib Mikati, et le patriarche maronite, le cardinal Béchara Raï, n’ont pas pu s’empêcher de les condamner ouvertement vendredi. Les deux n’ont pas hésité à dénoncer "un comportement populiste" lié à des considérations politiques, notamment électorales.

Dans cette République qui manque cruellement d’hommes d’État et de dirigeants ayant une vision, seul Najib Mikati semble pour l’heure conscient – au niveau officiel bien entendu – de la gravité du délire judiciaire qui risque à tout moment de porter le coup de grâce au Liban. Car au nom de la préservation de l’argent des déposants et de la lutte contre des pratiques qu’elle juge frauduleuse, Ghada Aoun, proche du camp présidentiel qui veut à tout prix la tête du gouverneur de la banque centrale, Riad Salamé, a fait monter de plusieurs crans l’intensité de ses attaques contre le secteur bancaire, qui a annoncé une grève d’avertissement de deux jours, lundi et mardi.

Le chef du gouvernement a convoqué vendredi le ministre de la Justice, Henry Khoury, devant qui il a, sans ambages, expliqué qu’il est temps de mettre un terme aux équipées judiciaires de Mme Aoun, en lui expliquant à quel point son comportement est dangereux pour le Liban et pour les Libanais. Najib Mikati qui a également jugé qu’il est aussi temps de "demander au procureur général près la Cour de cassation Ghassan Oueidate de prendre les mesures appropriées dans ce dossier", a convoqué un Conseil des ministres, samedi à 10 heures au palais de Baabda. En d’autres termes, le chef de l’Exécutif veut que Ghada Aoun, qui refuse d’être notifiée de tous les recours en dessaisissement présentés contre elle, soit officiellement dessaisie du dossier des enquêtes financières.

Totalement imperméable à l’inquiétude exprimée par le chef du gouvernement et inconsciente des conséquences directes de son acharnement contre les banques sur le pays, Ghada Aoun a poursuivi vendredi son harcèlement que le patriarche maronite a désigné par "un règlement de comptes politiques", mais sans citer la juge.

Convocation de Riad Salamé

Après avoir arrêté Raja Salamé, le frère du gouverneur, jeudi, elle a convoqué vendredi Riad Salamé à une audience lundi. Entre-temps, la branche de la Blom Bank à Tripoli a été mise sous scellés, ce qui a aggravé la panique des déposants, affolés à l’idée de tout perdre d’un coup, alors qu’ils parviennent encore à retirer de l’argent des banques.

L’affaire risque donc de s’aggraver davantage, à moins qu’une solution ne soit trouvée samedi en Conseil des ministres. Selon l’agence locale al-Markaziya, une proposition de règlement serait en cours d’étude et consisterait à ce que Ghada Aoun confie le dossier de l’enquête au premier juge d’instruction du Mont-Liban, Nicolas Mansour, d’autant qu’elle compte engager des poursuites contre Riad Salamé pour manquement aux devoirs de la fonction.

Ce qu’il faut craindre cependant, c’est que cette solution ne s’inscrive dans le cadre d’un bazar identique à celui dans lequel le CPL fondé par le président Michel Aoun et le mouvement Amal du président de la Chambre, Nabih Berry, s’étaient engagés en décembre dernier, suivant le principe donnant-donnant. À l’époque, c’étaient les nominations et la tête de Riad Salamé, contre un abandon du recours aouniste contre les amendements de la loi électorale.

La question qui se pose est de savoir si Najib Mikati pourrait s’engager dans un bazar quelconque pour éviter un effondrement total du secteur bancaire, lequel anéantirait toutes chances de redressement économique et financier du pays.

Pour l’heure, tout cela reste hypothétique. Les coups de massue de la juge contre les banques ne font que "renforcer la volonté du camp aouniste de démettre Riad Salamé de ses fonctions", comme l’a indiqué une source proche du dossier à Ici Beyrouth. Une procédure qui n’est pas simple cependant compte tenu des contraintes posées par le Code du crédit et de la monnaie. Le gouvernement ne peut le démettre de ses fonctions que s’il est jugé coupable par la loi, avec des preuves irréfutables à l’appui, sur base d’un rapport établi par le ministre des Finances. Autant de contraintes qui expliquent l’acharnement de Ghada Aoun contre Riad Salamé au moment où les actions en justice menées contre lui en Europe pour enrichissement illicite et blanchiment d’argent n’ont rien donné.

Des contraintes

Quant à une décision gouvernementale pour un éventuel limogeage, elle est toujours irréalisable, bien que le camp aouniste use de tous les moyens depuis des mois pour qu’elle aboutisse, mais en vain. Non seulement le ministre des Finances (aujourd’hui proche du président de la Chambre, Nabih Berry) ne produira pas de rapport contre le gouverneur, mais il semble que le chef du gouvernement ait brandi la menace d’une démission si la cabale contre Riad Salamé et les banques se poursuit. Sans compter que la loi prévoit qu’en cas de limogeage, le premier vice-gouverneur (également proche de M. Berry) remplit les fonctions du gouverneur, en attendant la nomination d’un remplaçant, ce que le CPL refuse. Plus encore, "la nomination d’un remplaçant aouniste de Riad Salamé ne fait certainement pas l’unanimité dans la sphère gouvernementale, qui n’accordera pas ce privilège au président Aoun, spécialement à quelques mois de la fin de son mandat" et alors que son sexennat a été un échec sur toute la ligne, souligne la source précitée.

Ce qui mène à dire que le Courant patriotique libre est aujourd’hui face à une impasse, puisque toutes les possibilités permettant d’écarter le gouverneur sont inapplicables. Il ne lui reste de ce fait que les moyens de pression dont la justice se fait tristement l’instrument. Des moyens de pressions que Najib Mikati semble pour l’heure déterminé à contrer. Le Premier ministre refuse de discréditer le gouverneur de la BDL en pleine crise politique et économique. Il l’a clairement réaffirmé jeudi en dénonçant des "gesticulations théâtrales" après la mise sous scellés de la Fransabank et de Credit Bank.

Le moins de dégâts

M. Mikati, qui adopte depuis plusieurs mois, une politique d’arrondissement des angles, basée sur une approche de conciliation et de médiation nationale, "œuvre pour que cette période critique se déroule avec le moins de dégâts possibles", explique le député tripolitain Ali Darwish, proche du camp du Premier ministre. Et d’ajouter: "M. Mikati n’a pas pour but de protéger ou de défendre la personne de Riad Salamé, mais tente de préserver ce qu’il reste des institutions étatiques, en prônant le principe de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance de la Justice". À l’issue d’un entretien avec le ministre Khoury (proche du président de la République Michel Aoun) au Grand Sérail, M. Mikati avait déclaré : "L’attachement à l’indépendance du pouvoir judiciaire et à la non-ingérence dans les affaires de la justice va de pair avec l’attachement à la stabilité de la situation dans le pays à tous les niveaux, notamment financier." "Mais l’utilisation de méthodes populistes et policières au cours des enquêtes a nui, et continue de nuire, au système judiciaire et au système bancaire dans son ensemble", avait-il souligné, en insistant sur les droits des déposants.

Cette perception ne concorde cependant pas avec celle du chef de l’État, Michel Aoun, qui a dénoncé vendredi "les campagnes médiatiques établissant un lien entre un quelconque rôle de la présidence de la République et les mesures judiciaires prises à l’encontre de certaines banques". Il a évoqué une désinformation et dit que la présidence de la République "ne s’est jamais ingérée dans l’action de la justice, mais respecte son indépendance et reste attachée à l’audit juricomptable, en application de la loi votée à cet effet dans le cadre de la lutte contre la corruption et l’identification des parties ayant causé l’effondrement financier de l’État."

Isolement du Liban

Il n’en demeure pas moins qu’une double pression est exercée, selon l’ancien ministre proche des Forces libanaises (FL) Ghassan Hasbani. "Cette pression se manifeste d’abord sur la BDL pour qu’elle puise dans ses réserves et continue sa politique de subventions, afin de préserver un semblant de stabilité" dans le pays, mais aussi contre la personne du gouverneur. "Cette pression s’exerce dans une perspective populiste sinon cette enquête aurait été menée au début de la crise", déplore-t-il à Ici Beyrouth. Et M. Hasbani de poursuivre : "Cette double pression aura des conséquences désastreuses sur le pays, non seulement au niveau de la population, mais aussi au niveau international, car le Liban sera complètement isolé ce qui mènera à un effondrement total sur plusieurs plans, dont les répercussions seront très difficiles à gérer."