Professeur d’histoire à Sciences Po – Paris et fin spécialiste du Moyen-Orient, Jean-Pierre Filiu analyse les principaux développements en cours dans la région, notamment en Syrie.  

La (timide) réhabilitation du régime de Bachar el-Assad ; la subite résurgence de Daesh en Syrie et les relations entre cette organisation jihadiste et le pouvoir en place à Damas ; l’évolution des rapports entre Israël et la Turquie, et la possible réaction de l’Iran sur ce plan… Autant de dossiers sur lesquels a été focalisée l’actualité dans la région ces dernières semaines. Jean-Pierre Filiu, professeur d’histoire à Sciences Po – Paris apporte son analyse de ces développements au cours d’une interview qu’il a accordée à Ici Beyrouth, lors de son passage au Liban il y a quelques jours.

Jean-Pierre Filiu est professeur des universités en histoire du Moyen-Orient à Sciences Po – Paris. Il a été professeur invité dans les Universités de Columbia à New York, et de Georgetown à Washington. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages publiés dans plus de quinze langues, dont l’arabe, et régulièrement primés en France comme à l’étranger.

M. Filiu vient de séjourner à Beyrouth pour présenter son dernier ouvrage publié au Seuil, " Le Milieu des mondes, une histoire laïque du Moyen-Orient de 395 à nos jours ". Il a tenu à dédier cette présentation, le 4 février à l’Institut français, à la mémoire de Lokman Slim, quelques heures après avoir participé à la résidence des Slim, à Haret Hreik, aux cérémonies de commémoration du premier anniversaire de l’assassinat de Lokman, qui était connu pour ses positions anti-Hezbollah.

En tant que fin spécialiste du Moyen-Orient, il apporte son éclairage, dans son interview à Ici Beyrouth, sur certains développements en cours dans la région.

  • Ici Beyrouth – Comment analysez-vous le retour sur scène de Bachar el-Assad? Et quel en sera l’impact sur le Liban? Quelles sont les conditions de sa réhabilitation?
  • Jean-Pierre Filiu – Il se trouve qu’en tant que diplomate, et avant de rejoindre la carrière universitaire en 2006, j’ai pu pratiquer aussi bien Hafez que Bachar al-Assad. J’en retire la profonde conviction que le despote de Damas est absolument incapable de la moindre concession, même si celle-ci représenterait un avantage pour son régime. Pour Assad père et fils, c’est le monde qui doit changer pour s’adapter à leurs diktats, et non l’inverse. La dictature syrienne engrange donc le bénéfice du  réchauffement diplomatique, dont les Émirats arabes unis ont pris l’initiative, sans jamais rien donner en échange. Il est dès lors illusoire d’espérer que ces gestes unilatéraux pourront être payés en retour sur le plan de l’alliance entre Téhéran et Damas, qui demeure stratégique, et ce depuis 1979, ou de la relation organique entre le régime Assad et le Hezbollah, qui remonte à la fondation même de ce parti, officiellement en 1985, mais de fait dès 1982. Il n’en est que plus troublant de voir les mêmes puissances du Golfe sanctionner le Liban tout en envoyant de tels signaux d’accommodement au maître de Damas.
  • Daesh a repris du poil de la bête en Syrie, comment expliquez-vous ce retour en force? Qui pourrait en être l’instigateur?

Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il était inévitable que le maintien d’Assad au pouvoir, sans aucune forme de transition politique dans un pays dévasté, débouche sur une relance des activités de Daesh. La seule surprise découle de la rapidité de cette remontée en puissance, qui est déjà très inquiétante dans les zones dites "loyalistes", et ce bien au-delà de la " badiya " désertique du gouvernorat de Homs.

Le récent bain de sang dans la prison de Hassaké, avec près de cinq cents morts, illustre la détermination de Daesh à reprendre aussi l’offensive de manière spectaculaire dans les zones sous contrôle kurde. C’est sans doute pourquoi les États-Unis ont riposté aussi vite à cet affront en éliminant en Syrie le successeur de Baghdadi, même s’ils prétendent que cette opération était prévue de longue date.

S’agissant du volet libanais et des rumeurs qui font état de la résurgence de Daesh à Tripoli, je n’ai pas d’information particulière à ce sujet. Cependant, au moins depuis la crise de Fateh al-Islam, qui s’était emparé des camps palestiniens de la ville en 2007, les accointances du régime Assad avec cette mouvance jihadiste à Tripoli ont suscité de nombreux débats.

  • Quelle est la nature des rapports entre les Pasdarans et Daesh?

Lors de la chute du régime taliban en 2001, une partie des jihadistes a fui, non pas vers le Pakistan mais vers l’Iran. C’est bien sûr le cas de Zarkaoui, qui a ensuite rejoint l’Irak pour y fonder la branche locale d’el-Qaëda, elle-même matrice de Daesh. Mais c’est aussi le cas de Hamza Ben Laden, un des fils d’Oussama, qui sera placé en résidence surveillée par les services iraniens, pour être échangé contre des prisonniers iraniens en 2010.

D’autres dirigeants d’el-Qaëda ont pu choisir de demeurer en Iran, alors même qu’ils étaient redevenus après de longues années libres de leurs mouvements. C’est sans doute le cas d’Abou Mohammed al-Masri, qui aurait été assassiné à Téhéran en 2020 à l’instigation de Washington, voire de Seyf al-Adel, autrefois un des chefs militaires de l’organisation. Mais Téhéran utilise sans doute de telles cartes jihadistes de manière plutôt tactique et opportuniste.

  • À quel jeu joue la Turquie qui se rapproche d’Israël? Comment les rapports de la Turquie avec les Frères musulmans ont-ils évolué?

Il faut à mon avis plutôt se demander quel est le jeu que joue Israël avec la Turquie. Les livraisons d’armement israéliennes à l’Azerbaïdjan ont en effet été déterminantes dans la victoire remportée par Bakou sur Erevan dans la guerre du Haut-Karabakh, victoire qui a conforté la stature régionale d’Ankara. Quant à la diplomatie turque, elle a à l’évidence décidé de privilégier les relations d’État à État sur le soutien qu’elle apportait jusque-là aux Frères musulmans, dont l’organisation n’a jamais été aussi affaiblie. Ce pari d’Ankara sur un bilatéral apaisé avec les autres puissances de la région a déjà débouché sur un spectaculaire rapprochement avec Abou Dhabi, qui a institué un fonds émirati d’investissement de dix milliards de dollars en Turquie.

  • Vous avez écrit sur les révolutions arabes et leurs contre-révolutions. Quelles sont selon vous les raisons qui ont mené au retour des régimes autoritaires, dix ans après le printemps arabe?

La vague révolutionnaire qui a traversé le monde arabe au début de 2011 a été très vite combattue par une contre-révolution arabe d’une grande violence, menée par les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite. L’écrasement par ces deux pays de la contestation constitutionnaliste à Bahreïn coïncide, en mars 2011, avec le début de la révolution syrienne, qui éclate donc au moment même où la contre-révolution remporte son premier succès d’ampleur. En outre, les opposants démocratiques ont été victimes à Bahreïn de la surenchère confessionnelle de Téhéran et de ses affidés, qui ne voulaient pas plus que la dynastie régnante d’une réforme constitutionnelle.

Cette convergence contre-révolutionnaire entre les deux théocraties d’État à Riyad et à Téhéran a enfin été servie par des cours alors très élevés du pétrole, à plus de 100 dollars le baril, qui ont permis de financer à fonds perdus le régime Assad, pour l’Iran, et le coup d’État de 2013 de Sissi en Égypte, pour l’Arabie et les Émirats. Cependant, malgré les sommes colossales ainsi dépensées et en dépit de la tragédie où sont plongés la Syrie, le Yémen ou la Libye, force est de constater que nulle part le statu quo prérévolutionnaire n’a pu être rétabli, car les dictatures arabes sont entrées depuis une décennie dans une crise aussi durable que structurelle.