La guerre en Ukraine a causé un véritablement bouleversement au niveau scientifique, alors que la coopération avec les savants russes n’avait jamais cessé, même au temps de l’URSS. Un rideau de fer s’est abattu sur la science russe, qui subit les sanctions occidentales, le black listing du champ universitaire et la censure d’État qui s’est accrue avec l’invasion de l’Ukraine. Une véritable tragédie pour la science, alors que la Russie est considérée comme un champion notamment sur les questions spatiales. 

La fusée Soyouz-2.1b transportant le satellite météorologique russe Meteor-M 2-1, en novembre 2017. (AFP)

 

Il y a un mois " tout s’est écroulé " pour Boris, chercheur en neurosciences à Paris. Comme des milliers de ses pairs, il a vu sombrer ses projets de recherche bâtis en coopération avec la Russie, après la rupture avec Moscou.

L’ESA (l’Agence spatiale européenne), le CNRS (plus grand organisme français de recherche), le CERN (organisation européenne pour la recherche nucléaire), le MIT (prestigieux institut américain)… Dans les jours suivant l’invasion de l’Ukraine, plusieurs institutions scientifiques mondialement réputées ont coupé une grande partie des ponts les reliant aux Russes.

Un coup dur pour la diplomatie scientifique, notamment dans le domaine spatial civil, où les puissances occidentales et la Russie avaient tissé des liens étroits depuis la fin de la Guerre froide (début des années 1990).

Côté russe, l’isolement fait craindre un décrochage du pays dans la compétition scientifique mondiale. Début mars, 7.000 scientifiques travaillant en Russie signaient une pétition contre la guerre. Côté occidental, des professeurs d’universités de renom, dont Harvard et Cambridge, ont appelé à ne " pas abandonner " leurs confrères russes, dans une tribune à la revue Science jeudi.

Première victime: la mission ExoMars qui devait décoller avec une fusée russe depuis Baïkonour (Kazakhstan) à l’automne 2022, et se voit reportée d’au moins deux ans.

Un naufrage pour des milliers des scientifiques d’Europe et de Russie investis depuis des années dans ce projet, crucial pour la quête d’une vie extra-terrestre; eux qui formaient une communauté mondiale ouverte, mue par un idéal d’une science sans frontières, et se remettaient tout juste de la pandémie de Covid.

Internationale par essence, la recherche ne peut qu’être touchée par un conflit mondial, comme le montre la mise au ban de la Russie par plusieurs organismes scientifiques occidentaux, en riposte à l’invasion de l’Ukraine.

Denis Guthleben, attaché scientifique au Comité pour l’histoire du CNRS, explique pourquoi et comment les guerres de l’époque contemporaine ont frappé la communauté des chercheurs.

Malgré tout, des liens persistent. " Le mur est encore perméable ", observe Denis Guthleben, attaché scientifique au comité pour l’histoire du CNRS: l’organisme public a suspendu ses nouvelles collaborations avec Moscou, mais maintient l’activité dans ses laboratoires internationaux en territoire russe. Symbole de la diplomatie scientifique d’après Guerre froide, le programme de fusion nucléaire ITER, développé à Cadarache (Bouches-du-Rhône), n’a pas exclu la Fédération de Russie.

La guerre en Ukraine a entraîné la suspension de nombreuses collaborations scientifiques avec Moscou. Ne sont-elles pourtant pas censées transcender les conflits, au nom de la paix?

REPONSE: " On a souvent tendance à faire des chercheurs des gens perchés dans leur tour d’ivoire: c’est parfaitement faux, la science est totalement imbriquée dans la société. La recherche contemporaine est par nature internationale : avant l’époque des Lumières on parlait déjà de +communauté des lettrés+, puis d’une +République des savants+ au-delà des frontières. Cette communauté a beaucoup grandi, et représente aujourd’hui des millions de personnes à l’échelle planétaire.

Donc dès lors que surgit un conflit international, la science est la première à être touchée. Cela la dessert forcément puisque les échanges sont son essence même ".

Cette rupture n’est pas nouvelle ?

R: " Non, il y a eu des précédents pendant la guerre de 1870 et bien sûr les deux guerres mondiales du XXe siècle.

À la veille de la Guerre de 14-18, les liens étaient extrêmement proches avec la recherche allemande, qui était très avancée. Mais dès les premières semaines du conflit, 93 grands scientifiques allemands, dont le physicien Max Planck, se sont rangés sous la bannière de leur nation. On assiste alors à un vrai repli national: la rupture est brutale, les échanges d’informations cessent, d’autant plus qu’émergent des recherches sur des sujets sensibles comme les gaz de combat.

Après la Grande Guerre, l’Allemagne reste maintenue à l’écart. Dès les années 1930, la recherche s’était coupée du monde, se concentrant sur le militaire. De nombreux scientifiques juifs (comme Albert Einstein, NDLR) avaient par ailleurs fui.

En revanche, après la Seconde guerre mondiale, les liens se sont assez rapidement remis en place ".

Quels sont les précédents avec la Russie ?

R: " Il y a eu des interruptions des relations scientifiques avec l’URSS lors du Printemps de Prague en 1968, au début des années 1980 avec l’invasion de l’Afghanistan…

Depuis 1945, la Russie est considérée comme une grande nation scientifique, avec de grandes pointures notamment en physique, en chimie et en mathématiques.

En 1958, le CNRS signait une convention sur des échanges. On était au lendemain de Spoutnik (premier satellite envoyé dans l’espace, NDLR), qui fut un coup de tonnerre: les nations occidentales se sont rendues compte que la Russie était à la pointe, poussant De Gaulle à se démarquer des États-Unis.

La France a depuis tissé des liens forts avec Moscou, même s’ils ne sont pas aussi intenses qu’avec les États-Unis, le Royaume-Uni ou l’Allemagne. À titre d’exemple, il y a environ 2.000 copublications par an (dans des revues à comité de lecture entre équipes du CNRS et équipes russes, NDLR), sur environ 50.000.

Avec AFP