L’histoire d’une passation plus que celle d’une succession.
Une exposition* anniversaire dédiée au père, pour fêter les 70 ans de la Maison Élie Ward en même temps que les 25 ans de la Maison Tony Ward. Une exposition événement pour célébrer la mode, le savoir-faire et la vie.

Des lumières, de la musique et des rires qui résonnent jusque dans la rue. Des voitures qui s’arrêtent et déposent des invités pétulants et chamarrés. De longues jambes hâlées qui se déploient hors des portières, des talons aiguille qui pianotent sur l’asphalte et se dépêchent de rejoindre la fête. Il ne fallait pas rater une minute de l’événement qui s’est tenu en ce 21 juillet 2022 dans l’élégant et luxueux siège de la maison de haute couture Tony Ward à Achrafieh, conçu par l’architecte internationalement récompensé, Alphonse Kai.

On entre tout de go dans le bal, happés par le tourbillon des tissus virevoltants et des couleurs chatoyantes. On glisse entre des créatures de résine ou de pixels, des sortes d’avatars volants qui déploient les créations et les expérimentations les plus audacieuses de l’artiste Tony Ward: des robes millefeuilles coupées dans des pans de papier juxtaposés; des robes éponges de mer, fabriquées dans une compression ludique de tulle rouge; des robes futuristes découpées à l’imprimante 3D ou en métal tressé. Plus réalistes, mais tout aussi irréelles, on frôle de majestueuses créatures de chair, vêtues de robes bijoux, plissées, brodées, précieuses.

Dès le rez-de-chaussée, on est immergés dans l’univers de Tony Ward, l’infatigable quêteur de beauté et de perfection. On en ressortira quelques heures plus tard avec une expérience sensorielle totale et un magnifique livre racontant l’histoire de cette prestigieuse maison.

Ce soir-là, on fait exception! On s’arrache à la morosité ambiante et à la lourde moiteur estivale d’Achrafieh. On fait exception pour prendre part à une célébration exceptionnelle: celle d’une filiation, d’un héritage devenu patrimoine.

On célèbre en même temps les 70 ans de la Maison Élie Ward, le père, qui fut l’une des gloires de l’âge d’or du Liban, et les 25 ans de la Maison Tony Ward, le fils, désormais hissée au rang des plus prestigieuses Maisons de haute couture internationales, et qui habille le gotha et les stars des tapis rouges.

D’ailleurs, dans l’assistance se côtoient les fidèles clientes d’Élie Ward avec celles, tout aussi conquises, du fils, Tony Ward. Les premières ont ressorti pour l’occasion cette robe en soie finement brodée qu’elles portèrent il y a cinquante ans, au jour de leurs fiançailles; ou ce tailleur à la coupe impeccable qui fit la renommée du grand couturier et lui ouvrit les garde-robes de la haute société libanaise, jusqu’à celle de la légendaire Zalfa Chamoun, première dame iconique des années 50. Les secondes rivalisent d’élégance, découvrent avec des yeux pétillants et gourmands la nouvelle collection et tergiversent sur leur prochaine acquisition.

Se mêlant à la foule, mais reconnaissables à leur vigilance, les collaborateurs de Tony Ward qui participent pleinement à la célébration dont ils sont également sujets. La même fidélité touche clients et collaborateurs, dont certains arrivent tout droit de l’atelier d’Élie Ward, avec un savoir-faire inégalable. Ils forment une vraie famille, je dirais même plus, une descendance.

Tout ce monde évolue sous le regard des deux piliers de l’entreprise et de la famille. Celui percutant et protecteur de la mère, Zoya, et celui doux et déterminé d’Anna, l’épouse de Tony, qui poursuit par ailleurs une carrière indépendante d’artiste-photographe sous son nom de jeune fille, Anna Bondavalli.

Le savoir-faire et l’héritage d’Élie Ward, absent pour cause de maladie, se font sentir dans chaque ligne de coupe, chaque fil de broderie, dans chaque reflet de perle.

Au milieu de cette assemblée festive, évolue une mystérieuse silhouette longiligne, vêtue d’une somptueuse robe vert tendre. Une seconde jeune femme, en robe à volants vert foncé ouvrant sur une peau immaculée, se déplace dans la foule avec malice et espièglerie, telle une libellule dans un champ. Un garçon grand, fin et rêveur distribue des sourires et répond aux questions des curieux avec une gentillesse désarmante. On se demande si ce sont des acteurs prenant part à cette parfaite scénographie. Non. Ce sont les enfants de Tony Ward, véritables artistes en devenir, qui ont contribué, chacun avec son talent spécifique, au vibrant hommage adressé à leur grand-père et scellé avec leur père le même pacte d’excellence et d’exigence.

Yara, la fille aînée est mannequin vedette de la Maison Tony Ward. Avec son port de tête royal, elle véhicule l’image de la femme Ward: moderne, intelligente, naturelle. Dans la vie, vous la verrez sans aucun maquillage, les pieds nus plongés dans la terre de la montagne libanaise, où elle développe un ambitieux projet de permaculture. Élisa (la libellule) est étudiante en audiovisuel à Berlin. Elle a activement participé au film documentaire, Forever Forward, réalisé par Zoya Ward Issa El-Khoury – sœur de Tony et cinéaste reconnue –  reprenant l’itinéraire éblouissant des Ward depuis 1952. Ce film a été projeté  sur les écrans des trois niveaux du show-room provoquant un moment de vive émotion et d’intense admiration pour ces deux parcours fulgurants. Alex, le grand garçon rêveur est le plus jeune de la famille. Il n’a pas encore fini l’école que déjà ses compositions musicales animent les défilés internationaux de son père et cette belle soirée. Manque à l’appel le fils aîné, Marco, étoile montante parmi les jeunes créateurs, dont le travail intransigeant et follement créatif s’est immédiatement distingué à l’École de la chambre syndicale de la couture parisienne, où son père l’a précédé avec panache, et qui a déjà remporté plusieurs prix et sélections.

Nous l’avons bien compris. Dans les jardins perchés sur les toits de la Maison Tony Ward, grouille une pépinière d’artisans et d’artistes. Les savoir-faire s’y pratiquent avec ferveur et les talents y éclosent comme des fleurs et composent une éblouissante draperie, prête pour les plus beaux atours.

En découvrant au premier étage la frise chronologique sculpturale reprenant les itinéraires parallèles des deux créateurs, j’ai instinctivement pensé au nœud de Möbius, cet illustre tracé qui évoque l’infini. Ce ruban qui défie le temps… par le talent.

*Au siège de la Maison Tony Ward jusqu’au 5 août 2022. Avenue Hôtel Dieu. Achrafieh. Téléphone : +961 1 42 77 12.