Papa, ce 4 août 2022 a un goût particulièrement amer…

Il a fallu constamment nous adapter aux sables mouvants qui nous ont donné le mal de mer. À chaque fois que nous pensions avoir atteint le fond, il se passait un événement qui nous confirmait que notre chute ne semblait pas vouloir s’arrêter.

Je me dis souvent que c’est finalement une grâce que tu sois parti -même trop tôt-, parce que l’explosion du 4 août 2020 t’aurait certainement emporté. Tu serais sorti au balcon regarder de plus près ces silos que tu aimais tant et qui représentaient la sécurité durant les années de guerre. La manne céleste qui ferait que nous ne manquerions de rien. Tu m’expliquais que cette bâtisse en béton armé contenait tout ce dont nous aurions besoin et que cela suffirait pour des années.

Les silos étaient restés pour moi un peu comme la hotte du Père Noël. Une sorte de coffre-fort géant, inébranlable. Tu m’assurais d’ailleurs qu’ils étaient indestructibles, qu’ils résistaient aux obus, qu’il n’y avait aucune crainte à avoir…

Les silos étaient devenus pour moi le symbole de l’invincibilité absolue.

Et ce port, cette vue sur le port et ce coin de Méditerranée à portée d’yeux, un enchantement. Regarder la mer…

Je ne me serais jamais doutée dans mes pires cauchemars que ces silos pouvaient être anéantis un jour.

Et pourtant, papa, cette tragédie a eu lieu, le 4 août 2020.

Papa, le port n’existe plus, il n’en reste qu’une cicatrice squelettique debout, fière, altière; une réplique de colonnes romaines qui fait étrangement penser à celles de Baalbeck.

Oui, le port s’est transformé en un site touristique morbide. Tout le monde s’arrête pour prendre des selfies avec ce lieu maudit en toile de fond. Le port est devenu notre Ground Zero.

Papa, la maison a été entièrement soufflée. C’était apocalyptique. Tout a été rasé. Tout. Les quinze années de guerre civile à côté, ce n’était rien, parce qu’il y avait de l’espoir, les cessez-le-feu après les laissez-le-feu. Parce que nous savions qu’il y avait une lumière au bout de ce long tunnel.

Papa, je te revois faire ressusciter à chaque fois notre maison détruite. Avec obstination et acharnement. Quatre fois. Tu l’as fait quatre fois. Mais cette cinquième est venue à bout de tout et de nous. Notre histoire avec cette maison est terminée. Nous allons juste réparer ce qui est nécessaire. Il y a eu trop de dégâts sur tous les plans. Il y a eu trop de tragédies que je tairais par respect envers des êtres que j’aime.

Nous n’allons plus refouler ces sentiers battus.

Nous allons choisir pour maman un lieu de vie qui ne soit pas taché de sang. Il est temps de tourner cette page sanglante et de regarder vers d’autres horizons.

Surtout pas le port et ses silos, ces silos dont deux pans se sont déjà effondrés, et la suite semble imminente, par effet domino provoqué. Un mystérieux incendie s’est déclaré depuis trois semaines sans discontinuer, consumant ce qui restait des silos de l’intérieur…

Le sort, les meurtriers, les âmes diaboliques s’acharnent sans répit sur nous.

Les assassins veulent effacer la scène du crime!

Nos ennemis, papa, sont intérieurs, ce sont nos concitoyens; le pouvoir en place nous tue depuis un moment déjà. Il nous affame, nous prive de médicaments, d’électricité, d’eau, et j’en passe. Il nous humilie…

Mais je te promets papa qu’il n’aura pas le dernier mot.

Il sera bientôt le dernier mort.

Pour que revive (enfin) le Liban qui nous ressemble.