"La meilleure façon d’illustrer la vie du paysan et de faire ressortir son âme c’est de transposer en langue française ses proverbes libanais du quotidien! [1]", s’exclame Farjallah Haïk. Dans ses romans francophones s’insèrent des proverbes du quotidien libanais traduits en langue française, leur donnant tantôt l’ambiance des villes du Liban, tantôt le parfum de ses montagnes… En voici quelques exemples: "Et puis pourquoi porter l’échelle en large, comme on dit par ici? " (Al Ghariba, Chapitre I, page 11); "Que tu enterres mes moustaches et mon cœur et mes os! " (Abou Nassif, Chapitre IV, page 37); "C’est ce qu’on appelle le langage-de-la-ceinture-et-au-dessous." (L’Envers de Caïn, page 38); "On a mis la queue du chien au moule pendant 40 ans, elle est restée courbe." (L’Envers de Caïn, page 44).

Né en 1909 à Beit Chebab, Farjallah Haik quitte très tôt son village natal pour aller vivre à Beyrouth, ce qui ne l’empêche pas d’apprécier le paysan libanais et de voir en lui les couleurs de l’être humain… Panthéiste, Haïk voit le paysan libanais comme un être noble et de valeur, de la même manière qu’Hugo considérait le mendiant… Au fil de ses pages, l’amoureux du terroir décrit la campagne libanaise et ses habitants avec un mysticisme qui emporte le lecteur dans un univers où dominent la magie campagnarde et les traditions libanaises. Accusé par la population (notamment le clergé et surtout le patriarche) de défigurer les paysans et les citoyens libanais, Farjallah répond que les paysans ne sont ni parfaits ni des saints et qu’ils sont sujets à des tentations, des erreurs, des péchés… "Je n’ai fait que décrire la réalité humaine du paysan; sa vie, ses vices, ses erreurs, ses moments de colère… Si un personnage finit au bordel, il n’y a pas de quoi faire un scandale! D’ailleurs je ne l’ai pas inventé ce bordel, il existe depuis bien longtemps!", explique-t-il.

A cause de son esprit constamment animé par la révolte, Haïk est mis à la porte de plusieurs établissements scolaires, dont celui des jésuites et le Collège du Sacré-Cœur à Gemmayzé. "Je suis resté comme je suis, ni l’éducation ni même le bâton n’ont pu me changer!" précise-t-il. En 1924, Farjallah Haïk envoie une demande au ministère de l’Éducation pour passer ses examens en candidat libre, laquelle est agréée, et il décroche alors son baccalauréat à l’âge de 15 ans. Fils d’un commerçant et membre d’une famille de sept enfants, l’auteur n’entreprend pas d’études supérieures, mais décide d’apprendre en autodidacte la biologie et la biochimie. Tout en étant employé dans une banque, il décide ensuite de monter une usine de produits pharmaceutiques à Aley. Mais tout cela prend fin avec son mariage. "Quand j’étais célibataire, je vivais ma rébellion tous les jours sans y penser deux fois, mais après mon mariage, et avec les responsabilités que j’avais, ma révolte est allée trouver refuge dans les pages de mes romans!" raconte-t-il. Le visionnaire se consacre donc à ses deux occupations principales: son entreprise et l’écriture. Il joue un rôle capital dans l’histoire de la littérature libanaise d’expression française en rompant avec les idées et les thèmes de la littérature traditionnelle de son pays, toujours très empreints de l’influence française…

Basile dans L’envers de Caïn, Paul (ou Boulos) dans Al Ghariba, Abou Nassif dans Abou Nassif, Boris Mourdec dans La Crique, le Père Boulos dans La croix et le croissant… tous ces personnages font vivre à nouveau la fougueuse révolte du romancier. Il va même jusqu’à critiquer le clergé avide et corrompu, car pour lui, Dieu n’a pas de place dans un monde matérialiste qui tourne autour de l’argent. "Dieu, je le retrouve dans la terre de nos paysans", répète-t-il.

Il quitte les sentiers battus pour se questionner, dès les années quarante, sur la place de l’homme sur Terre et la condition humaine. Il révolutionne ainsi le roman libanais avec de nouveaux sujets et un style qui lui est propre, qu’on ne retrouve toujours pas dans la littérature de nos jours. Il a été le premier à oser parler des intrigues villageoises, de la condition de la femme et de l’influence prépondérante du clergé.

Le style original et unique du francophile lui vaut de très bonnes relations avec plusieurs auteurs et poètes francophones, notamment Albert Camus, Georges Schehadé, Nadia Tueni et Georges Naccache. "Votre style pur, sans faille, nerveux, poétique et d’une sérénité de bronze contribue à donner à l’ouvrage un accent presque unique", lui écrit Camus après avoir lu son œuvre l’Envers de Caïn. Jean Paulhan et Gaston Gallimard sont éblouis. Paulhan l’austère crie au chef-d’œuvre… Haik reçoit en 1948 le prix Rivarol, baptisé par la suite prix de l’universalité de la langue française, pour son roman Abou Nassif, et en 1967 le prix Monceau pour l’ensemble de son œuvre. Il est même qualifié d’ "innovateur de la langue française" par la critique de France.

Titulaire de l’Ordre national des Cèdres et membre du Rotary Club de Beyrouth, l’auteur exprime son opinion sur nombre de sujets politiques à travers ses œuvres: Dans Dieu est libanais, il critique le mandat français. "Pour nous, la France est comme une superpatrie. La superpatrie, comme la supernature, on ne la voit pas, on ne sent pas sa présence. On y croit simplement", explique l’auteur. Dans Lettre d’un barbare aux civilisés et, de façon plus subtile, dans La croix et le croissant, il regrette d’avoir pris la défense des réfugiés palestiniens. "J’ai décrit leur malheur, j’ai eu pitié d’eux, mais après ce qu’ils ont fait, je les ai haïs!" explique-t-il. Dans cet ouvrage, l’action se déroule dans un camp de réfugiés improvisé par un prêtre d’une grande générosité d’âme et d’un héroïsme extraordinaire. Le Père Boulos (Paul en arabe) essaie de créer une homogénéité entre les réfugiés du camp qui appartiennent à différentes confessions. Finalement des étrangers viennent le tuer et le chaos règne dans le camp. Cette histoire représente le Liban et fait allusion à l’influence des pays étrangers qui profitent de la division du peuple pour arriver à leurs fins.

Farjallah Haïk a sa propre perception de la littérature et de la relation auteur-personnage. "Le romancier est maître de son écriture, mais pas de ses personnages, il crée le personnage, le suit et devient son esclave!" dit-il. Tout au long de ses œuvres, Farjallah relate le déchirement de l’âme humaine en proie aux tourments des sentiments, notamment chez les femmes qu’il respecte et apprécie. Les romans de Haïk traitent de deux axes principaux, l’Homme et la Terre, traitant aussi bien de questions métaphysiques que de l’attachement du paysan à ses traditions et mœurs, ou du personnage de la femme que l’auteur décrit sous toutes ses facettes: vicieuse, sage, autoritaire, manipulatrice… Trois éléments sont au fondement des romans de Haïk: le milieu, la race et les circonstances. Les qualités maîtresses de son style: la limpidité, la variété et la richesse.

"Malgré son succès en France, ce n’est que vers les années 2000 que la critique libanaise commence à s’intéresser à Haïk, notamment pour les études et les thèses. C’est Mme Dammous, paix à son âme, qui fut la première à intégrer les œuvres de Farjallah Haïk dans les cursus universitaires à l’École des lettres de l’Université Saint Joseph de Beyrouth dont elle était directrice", explique Sophie Salloum, professeure de lettres à l’Université Libanaise. Préférant l’ombre au feu des projecteurs, porteur d’idées avant-gardistes, Haïk ne fut jamais bien connu par le lectorat libanais qui préférait éviter les sujets sensibles et tabous. Mais Farjallah Haïk restera un génie qui aura laissé sa marque auprès de ses lecteurs! Malheureusement, ses œuvres ne sont plus disponibles sur le marché. Mais Jocelyne Dagher Hayeck, originaire de Beit Chebab et fervente lectrice de Haïk, a décidé d’entreprendre la réédition de toute l’œuvre du romancier, un projet en cours qui devrait voir le jour bientôt!

En conclusion, une citation de l’auteur portant sur notre réalité libanaise:

"Vous me trouvez pessimiste quant à l’avenir de la littérature. Je le suis en effet. Mais comme la littérature reflète notre destin, c’est en réalité pour notre civilisation que je suis inquiet, que nous sommes inquiets. Toutes les civilisations sont mortelles, toutes les littératures aussi."


[1] Citations d’une entrevue réalisée par Issam Assaf fournie par des sources anonymes

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