Tout est insolite chez Yasmina Joumblatt: sa grande beauté, sa parenté avec Asmahan, la rivale d’Oum Koulthoum et la Marilyn Monroe arabe, la saga grandiose et tragique de ses ancêtres, les yeux pers qui se transmettent de génération en génération, sa voix chaude et mélancolique où se marient les effluves épicés de l’Orient aux parfums floraux de l’Occident. Tout est mystérieux chez la battante et l’écorchée vive. Son immense besoin de savoir qui l’a propulsée dans les différents domaines de la connaissance: les filières juridique et financière, les études de micronutrition, la double formation de psychanalyste et d’homéopathe, sa clinique à Genève et une carrière musicale placée sous le signe de la magnificence. Arrachée à son sol natal, Yasmina Joumblatt veut le ressusciter dans le patrimoine musical de son aïeule, dans les textes qu’elle écrit à fleur de peau sur la musique du grand compositeur international Gabriel Yared  et qu’elle chante avec ses tripes.

Yasmina Joumblatt et Gabriel Yared

Vous êtes l’arrière-petite-fille d’Asmahan, la voix sublime de l’Orient. Racontez-nous la saga de vos ancêtres, de vos parents et la famille que vous avez constituée avec votre époux.

Asmahan est née dans un bateau en pleine mer déchaînée, et elle est morte à 27 ans noyée. Lors de sa naissance mouvementée, le bateau menaçait de couler et on crut qu’elle allait périr avec les passagers à bord. Pour exorciser le danger, sa mère l’appela Amal, qui signifie espoir en arabe. Effectivement, une bonne étoile veillait sur elle. Elle fut non seulement sauvée, mais devint une des plus grandes légendes arabes. Asmahan a mis au monde une fille nommée Camélia. Mon aïeule est décédée le jour du septième anniversaire de sa fille, ma grand-mère. Camélia a vécu au Liban. À seize ans elle s’est mariée avec Riad Joumblatt. Ils ont eu quatre enfants, dont ma mère Soha. Je me suis mariée avec un Libanais, expatrié comme moi, qui a grandi à Londres alors que j’ai vécu en Suisse. Nous avons deux filles. L’aînée a dix-huit ans et la cadette en a treize.

Asmahan, l’arrière grand-mère de Yasmina Joumblatt

Vous aimez le chant lyrique occidental et ses divas européennes. Qu’est-ce qui a provoqué votre revirement vers l’Oriental?

Enfant, je n’arrêtais pas de chanter, encouragée par l’exemple de ma grand-mère paternelle qui possédait une voix ensorcelante et jouait constamment sur l’Oud et le qanoun. À treize ans, pour fuir la guerre, mes parents me placèrent dans un pensionnat en Suisse. Ce fut pour moi un arrachement qui provoqua en moi des ruptures douloureuses. J’ai baigné, depuis, dans la musique classique. Enceinte, j’ai éprouvé le besoin de me reconnecter avec mes racines; naturellement j’ai voulu chanter et c’est venu en arabe. Mais je ne prétends pas avoir une connaissance approfondie des ornementations et des gammes orientales (les maqamat). De plus, j’utilise beaucoup ma voix de tête alors qu’il est d’usage d’utiliser la voix de poitrine et la voix mixte dans la chanson arabe. Je chante donc en arabe, mais pas de façon traditionnelle, mon but étant de créer des passerelles entre l’orient et l’occident. C’est un style qui raconte ma vie. Orientale de par mes racines et occidentale de par mon vécu, j’exprime cette hybridité qui résulte de l’exil.

Yasmina Joumblatt au Festival de Beiteddine. Credit : Eddy Choueiry

Vous avez suivi différentes formations et décroché plusieurs diplômes. Avez-vous suivi une formation musicale?

J’ai appris le chant lyrique par passion et simple plaisir grâce à ma professeure, la magnifique mezzo-soprano Juliette Galstian, au conservatoire de Genève. Je ne me suis jamais rêvée chanteuse, car être chanteuse c’est être dans la lumière. Or je suis un être qui préfère l’ombre. Je n’aime pas être exposée et j’ai mis du temps pour chanter en public. Mais les exemples ne manquent pas. Je rêve d’avoir une belle carrière, comme Françoise Hardy, avec peu de concerts.

Vous avez donc relevé un vrai défi en vous produisant devant un grand public?

Peut-être, car je suis pudique. Quand vous chantez, vous partagez ce que vous avez de plus profond. Sincèrement, l’expérience elle-même est plutôt douloureuse. Je suis complètement dedans, complètement au service des mots que j’exprime. J’ai l’impression d’être mise à nu. Je n’arrive même pas à concevoir que la célébrité puisse réjouir. Si je pouvais choisir, j’aurais préféré chanter sans me dévoiler. Je chante avec mon souffle, mon intimité, mes blessures. Je vide mon âme devant des inconnus. Et puis il y a les aléas de la vie. Parfois vous n’êtes pas connectée alors que le public est là, vous attend. Comment répondre à ses attentes en restant authentique?

Yasmina Joumblatt et Asmahan en arrière plan

Il existe une différence entre le registre de votre voix et celui d’Asmahan. Elle chantait le tarab et vous vous situez dans une perspective de métissage musical. N’avez-vous pas peur des jugements préconçus, du public qui veut retrouver Asmahan en vous écoutant?

La voix et le timbre d’Asmahan sont uniques! Ni moi ni aucune autre chanteuse ne pourrons la remplacer. Si j’ai voulu revisiter son répertoire, c’est pour lui rendre hommage et y injecter à travers mon interprétation une part de moi. Il n’a jamais été question de l’imiter. Autant dire à un artiste de reproduire une toile de Boticelli.  Je n’en vois vraiment pas l’intérêt!

Ceci dit, Asmahan a tellement marqué les esprits et l’imaginaire des Orientaux que je peux comprendre ses fans qui cherchent à la retrouver à travers sa petite-fille. Au risque de les décevoir, ce n’est pas du tout le sens de ma démarche!

La mère de Yasmina Joumblatt, petite-fille d’Asmahan

Quand on fait une étude comparée entre deux livres, l’analyse gagne en profondeur à mesure que les divergences sont impressionnantes, mais on part de certaines similitudes. Quels sont les points de rencontre entre Asmahan et vous?

Sa personnalité m’a beaucoup marquée et inspirée! Elle était d’une force redoutable! Asmahan s’est battue férocement pour exister en tant qu’individu à part entière dans une société patriarcale. Elle a mené une carrière artistique extraordinaire et joué un rôle éminent en politique. Rebelle, libre, mon arrière-grand-mère a brisé tous les tabous… Je peux dire sans hésitation qu’elle a beaucoup contribué à la construction de mon identité de femme. Artistiquement, nos voix sont très différentes, mais j’ai l’impression qu’on exprime toutes les deux une certaine mélancolie!

Yasmina Joumblatt et Gabriel Yared

Comment est née votre collaboration avec le grand compositeur oscarisé Gabriel Yared? Avez-vous de nouveaux projets communs?

Je l’ai rencontré il y a dix-neuf ans. J’étais enceinte de ma première fille et je ressentais le besoin de renouer avec ma langue maternelle. Je lui ai proposé de revisiter la chanson d’Asmahan (y’a habibi taala), mais ce n’était pas le moment propice pour lui. La musique orientale ne l’inspirait pas à cette époque. Quinze ans après notre première rencontre, le sujet est revenu sur la table. Peut-être avait-il le mal du pays et la nostalgie des origines. Il m’a fait enregistrer y’a habibi a capella. Une semaine plus tard, il a habillé ma voix avec une orchestration époustouflante comme il sait si bien le faire! Nous avons voulu aller plus loin et créer ensemble des chansons originales. Les mots me sont venus très naturellement en arabe, comme un flot puissant, inextinguible, et j’ai dû appeler ma mère à plusieurs reprises pour m’assurer de l’exactitude du lexique qui déferlait. Toutes les chansons d’Oum Koulthoum de mon enfance me revenaient, tout ce que j’avais emmagasiné dans ma mémoire a rejailli. Nous avons "mis au monde" une chanson, puis une autre, et c’est comme ça que cette fructueuse collaboration a commencé. Nous travaillons actuellement sur un album que nous espérons terminer au printemps. Il y aura des chansons originales, des duos avec des artistes anglais, français, portugais. J’espère vous en dire plus très prochainement!

Quels sont les thèmes de l’album? L’amour? Les conflits identitaires? La révolution? L’explosion de Beyrouth?

Je ne trouve pas les mots justes pour parler de la révolution ni de l’explosion. Les mots ne sont pas à la hauteur de la souffrance du peuple libanais. Il n’y a que la chanson de Feyrouz Li Beyrouth que j’ai pu chanter. Je me sentais impuissante, incapable de faire honneur à la souffrance de mes compatriotes. Je me suis donc abstenue. Dans mon futur album, il y aura des chansons d’amour. Que cherche-t-on toute sa vie, depuis la naissance jusqu’à la mort? C’est d’être aimé! Que ce soit par ses parents, par un homme, par ses ami.e.s! J’aborde l’amour sous toutes ses formes: l’amour à sens unique, l’amour partagé, l’amour perdu; il y aura aussi une chanson pour ma mère qui nous a quittés il y a trois ans.

C’est dévastateur. Mais souvent la relation mère-fille est conflictuelle…

Je me suis formée en me cognant contre ma mère. Il y a une chanson que je lui dédie, que je chante en duo avec un artiste en anglais. Notre relation a connu des hauts et des bas comme toute relation. Elle a été explosive parce que nous avons toutes les deux un tempérament de feu! Elle pouvait être dure et intransigeante. Mais cela m’a aidée à grandir, à me dépasser. Il n’y a rien de pire pour un enfant que d’avoir des parents qui l’encensent tout le temps, qui lui dessinent un monde de bisounours! Quoi qu’il en soit, il y a toujours eu de l’amour, beaucoup d’amour. Nous étions très proches, elle m’a transmis ses valeurs, et toutes les choses qu’on ne dit pas quand on élève un enfant. Elle me manque à chaque instant!

Vous avez fait des études de psychologie d’obédience jungienne puis vous vous êtes tournée vers l’homéopathie.

J’ai suivi une formation en psychologie analytique jungienne. Puis je me suis tournée vers l’homéopathie, que je pratique depuis dix ans, grâce à ma rencontre avec le Docteur Karim Abou Adal qui a eu sur moi l’effet d’une révélation! Ayant toujours été fascinée par la relation entre le corps et l’esprit, la méthode homéopathique m’a comblée dans ce sens. J’ai arrêté ma thèse et j’ai choisi de me former auprès de lui. Je suis donc homéopathe et j’exploite mes études en psychologie pour aider les patients à retrouver le bien-être lié intrinsèquement au corps et à l’esprit.

Yasmina Joumblatt et Dirk Brossé- Crédit Photo: Eddy Choueiry

Qui soigne mieux, un.e psychologue qui nous écoute ou une belle voix sur une belle musique que nous écoutons?

La musique s’adresse à l’âme. Et elle la soigne, c’est indéniable! C’est toujours vers elle que je me tourne lorsque j’ai besoin de réconfort ou que j’ai besoin d’exprimer ma joie (qui n’a jamais chanté seul dans sa chambre?)

Mais parfois une expérience douloureuse ou la maladie nous rend imperméables à la beauté qui nous entoure, à celle de la musique; c’est alors qu’intervient le psychologue.

Le Liban a besoin de sa diaspora, de l’élite intellectuelle, de ses artistes dispatché.e.s dans le monde. Il est menacé de disparition, sa culture surtout, qui a survécu aux années de guerre. Comment réagissez-vous face à ce terrible constat?

Notre culture ne disparaîtra jamais. Elle vit en nous et à travers nous. Je chante en arabe avec des artistes qui n’ont aucune idée de notre culture libanaise. En allant vers eux, je partage ma culture, ma langue qui dévoile mon appartenance libanaise. En fait, j’écris avec mon vocabulaire un peu enfantin, fruit de mes réminiscences d’avant le départ. Je m’adresse aux expatriés, partis très tôt, qui s’identifient à moi, s’accrochent à chaque mot comme à une parcelle de terre, retrouvent les odeurs de Beyrouth, les sons du passé. Le tarab, c’est pour les initiés. Eux se reconnaissent dans mon accent, dans mes émotions, dans mes hésitations. Et les occidentaux qui m’écoutent chanter en arabe des airs internationalement connus avec des chanteurs célèbres découvriront ma langue et ma culture. Je ne suis pas Al-Mutanabbi, mais c’est mieux que rien.