Elle était toujours assise à la même table, tantôt devant un café blanc pour être un peu d’ici, libanaise, tantôt devant un café crème, parce qu’elle est française. Elle portait toujours une robe longue jusqu’aux mollets, serrée à la poitrine et évasée sur ses longues jambes. Elle regardait pensivement par la fenêtre, si bien qu’au début, je ne voyais d’elle que ses cheveux bruns ondulés, coupés au carré. Elle demeurait ainsi de longues minutes et pour l’avoir longuement observée, je soupçonnais qu’elle écrivait en pensées ce qu’elle coucherait ensuite sur l’un des trois carnets ouverts devant elle. Parfois, elle se levait et sortait fumer une cigarette, sa robe virevoltant au rythme de ses pas, et je baissais les yeux, intimidé, lorsque le tissu par chance m’effleurait.

Elle, c’étaient les mots et les histoires, moi, les paroles et les mélodies.

J’étais assis dans le coin opposé, près de l’entrée, fidèle à ma table, comme si nous avions chacun la nôtre et que cela obéissait à une règle tacite et acceptée de tous.

Des cafés serrés parfumés à la cardamome pour moi, une tasse en porcelaine blanche fumante devant moi, au moins deux autres vides déjà honorées.

The Horseshoe offrait un port accueillant à qui sillonnait la rue Hamra en quête d’une pause. Il avait ouvert depuis six ans, et j’y passais de longs moments, comme bon nombre d’artistes qui y sentaient se libérer leur âme créatrice. Quelques tables et chaises en plastique blanc étaient alignées à l’extérieur, sur la terrasse parsemée de plantes en pots et couverte d’un gazon artificiel, sous l’enseigne où "The Horseshoe" était écrit en lettres cursives. L’intérieur, à la décoration plus chaleureuse, offrait une ambiance plus propice, d’après moi, à lâcher la bride à l’imagination. D’ailleurs, nombre d’artistes comme nous avaient fait de ce café leur quartier général.

Depuis 1978, nous vivons en France et n’avons jamais remis les pieds au Horseshoe. Après y avoir quasiment passé dix années de notre existence; après nous y être mutuellement observés; après nous y être apprivoisés, y avoir finalement discuté, partagé notre premier thé à la menthe fraîche, puis un déjeuner, à sa table devenue la nôtre, échangé notre premier baiser, avant de partager notre vie… après toute une vie à deux née d’une rencontre au Horseshoe café, nous lui avons fait nos adieux.

Dois-je expliquer que notre rupture avec ce lieu de nos premières émois amoureux est due à la guerre? 1975… Trois années en enfer, et nous avons fini par fuir pour sauver notre peau.

Cela fait trois ans aujourd’hui et nous avons découvert, sur le boulevard Saint Germain à Paris, un joli café où nous attabler. Le Café de Flore est un repère mythique  pour les âmes créatives. Nous avons de la chance.

Ma femme, sa jolie robe tournoyante et ses carnets, moi, mon vague à l’âme et mes plaies.

 

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