Comment peut-on distinguer le normal de l’anormal? Voici le deuxième volet d’une série d’articles qui nous pousseront à nous interroger sur les multiples associations vers lesquelles ces définitions tendent.

L’invention de la courbe de Gauss a fourni au calcul statistique des données que les chercheurs considèrent comme objectives et concrètes, lisibles et compréhensibles, éliminant le biais d’une interprétation ambiguë. Elle propose de situer des individus autour d’une majorité, l’être humain "normal" ou standard se trouvant au centre de la courbe.

Si on administre, par exemple, un test d’intelligence à une personne, celle-ci devrait obtenir un quotient intellectuel moyen pour se situer à l’intérieur d’une majorité dont le résultat est compris entre 70 et 130, ce qui représenterait 95% d’une population. Aux deux extrémités inférieure et supérieure se trouvent 2,5% de la population, avec à un pôle un QI égal ou inférieur à 70 (les déficients intellectuels) et à l’autre un QI égal ou supérieur à 130 (les très doués). Ainsi, déficients et très doués seraient placés tous deux dans la même catégorie des "anormaux", ce qui constitue un amalgame plutôt équivoque.

En réalité, le terme de normal, ici, confond deux sens. Le premier se réfère, comme nous l’avons déjà vu, à une norme: le normal est ce qui relève d’une référence normative. Le deuxième sens indique ce qui coïncide avec une moyenne statistique. G. Canguilhem nous recommande de ne pas confondre les deux significations: le "normal" statistiquement est une donnée purement descriptive, indicative; elle désigne ce qui est le plus fréquent comme dans l’exemple mentionné. Alors que le normal qui se réfère à une norme n’indique pas le plus fréquent, mais ce qui est considéré généralement comme le mieux. Exemple: dans le domaine médical, la santé est la référence de la normalité. On peut donc dire qu’une moyenne statistique, une majorité, ne définissent nullement ce qui est normal.

Pour éviter toute confusion, Canguilhem propose d’utiliser le terme d’anomalie pour les résultats statistiques et d’anormalité pour, par exemple, l’état pathologique. Une anomalie n’est pas une anormalité. C’est une diversité et celle-ci n’est pas nécessairement une pathologie.

Pour "objectives" qu’on veuille les considérer, les données statistiques sont réductrices; elles comportent un risque de déshumanisation. Prenons l’exemple de la vaccination contre la covid-19. Une recherche a abouti aux conclusions suivantes: sur environ 143 millions d’injections du vaccin, on relève 0,12% de ce qu’on nomme "des cas notifiés" ayant subi des effets indésirables "entraînant une invalidité ou une incapacité importantes ou durables, ou provoquant ou prolongeant une hospitalisation, ou se manifestant par une anomalie ou une malformation congénitale". Le 0,12 du pourcentage pourrait nous inciter à banaliser les graves effets secondaires de la vaccination chez certains sujets, nous suggérant que ce chiffre est bien dérisoire. Toutefois, même en les comparant aux 143 millions de vaccinés, les 0,12 % ne représentent pas moins 170.000 êtres humains qui ont souffert dans leur corps et dans leur psychisme d’effets indésirables morbides. L’invention d’un vocabulaire désensibilisé, éliminant toute subjectivité, tel celui de "cas notifiés", dans le but d’éviter des réactions indésirables de la part de lecteurs ou d’interlocuteurs critiques, fait partie de l’idéologie du "politiquement correct", une manière d’utiliser des termes convenus dans le but d’éviter d’éventuelles polémiques dérangeantes. Telles aussi, par exemple, les expressions de "dommages collatéraux" ou d’individus "neutralisés" qui tendent à éloigner le surgissement dans la pensée d’images estimées trop choquantes de cadavres.

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