Dans " Lettre au père ", exposée au Mina Image Center jusqu’au 30 décembre, Chaza Charafeddine copie de sa propre écriture la lettre de Franz Kafka à son père qui ne lui est jamais parvenue. Dans sa tentative d’écriture, l’artiste subvertit la lettre allemande originale pour la copier en arabe et la présenter sous différentes formes.

Qu’elle que soit la langue, les lettres de l’artiste restent illisibles en raison du choix esthétique de Chaza Charafeddine de les copier sur une seule feuille de papier. Rappelant la mise en page des manuscrits islamiques, les lettres révèlent l’intérêt de l’artiste à s’approprier des éléments du passé.

Organisée par Manal Khader, l’exposition est une collaboration entre le centre Mina Image Center et la galerie Saleh Barakat qui représente l’artiste pluridisciplinaire. Ayant exploré le champ de l’éducation spécialisée et plus tard la danse eurythmique pendant 15 ans, Chaza s’est ensuite tournée vers la photographie et l’écriture. Elle a publié une nouvelle puis un roman chez Dar al-Saqi, et réalisé plusieurs expositions de photos, utilisant parfois la technique du photo montage. Avec cette dernière œuvre alliant littérature et arts visuels, c’est la première fois que Chaza Charafeddine travaille avec ses mains.

L’intime et l’inaccessible
Interrogée par Ici Beyrouth, l’artiste confie : " Dans sa Lettre, Kafka brosse un tableau de ses émotions conflictuelles envers son père, faites de crainte, de culpabilité et d’admiration. Autant d’émotions que je connais, dans toutes leur complexité, ainsi que les moyens de les contourner, de s’en absoudre, de les exprimer ou de les refouler, de les oublier, ou de tenter de les dépasser. "

Du script ghubar au format d’albums calligraphiques muraqa’, l’artiste emprunte et mélange à sa manière des mots adressés au père. Seul le rouleau, copié avec une écriture pseudo-arabe qui rappelle le karshuni (l’arabe écrit en caractères syriaques) contient la lettre à son père. " Je voulais que la lettre à mon père prenne la forme de paragraphes et de lignes successives sans début ni fin discernable. J’ai utilisé un karshuni inintelligible pour suggérer que, peu importe combien j’essaie de lui parler (ou de lui écrire), mes tentatives se solveront toujours par un échec ", explique-t-elle.

Comme l’analyse l’historienne d’art islamique Alya Karamé, " Sur le rouleau, l’artiste crée un sentiment de familiarité, une illusion que le texte est accessible, nous plaçant dans une position en constante évolution, de lecteur intime à spectateur distant ; nous tirant parfois, nous repoussant d’autres. C’est peut-être dans cet espace liminal que réside le sens de son œuvre. "

Par la tonalité de sa voix lisant la lettre en arabe, diffusée en boucle dans la salle, l’artiste nous atteint tandis que nous fixons les mystérieux feuillets : certains paragraphes sont courts, d’autres longs ; certains sombres, d’autres clairs ; plusieurs ont été écrit à la va-vite, d’autres plus patiemment ; certains apparaissent en décalé, d’autres ajoutés en marge.

Pourtant l’oral comme l’écrit échouent. La forme éclipse le sens; et c’est entre ces espaces de silence que le spectateur peut se frayer un chemin, faisant émerger de nouvelles significations.

Cette position ambiguë transforme la " Lettre au Père " en reliques. On comprend sans lire, et on sent sans comprendre. " Ces reliques deviennent les restes du processus méditatif de l’artiste, des gestes répétitifs débordant de sentiments, incorporant des croyances, dont certaines de nature rituelle ", commente Alya Karamé.

Suspendus entre deux imaginaires
Pour Chaza Charafeddine, " l’écriture est une expression de nos mouvements intérieurs, car nous mettons une partie de notre âme sur le papier, surtout si celui-ci contient un message intime. "

Elle détaille : " À l’image de notre processus d’écriture d’une lettre qui passe par plusieurs tentatives -arrachant la page, reformulant et reformulant jusqu’à parvenir au sens souhaité-, le processus de copie a parfois été hésitant, d’autres fois, il progressait sans heurts. Puis, devant moi, les mots ont trouvé leurs formes dans des cartes aux frontières et aux trajectoires inconnues. Je copiais les paragraphes d’un mouvement instinctif ; ma main se déplaçait suivant un rythme dicté par les mots, jusqu’à former les traits d’une carte qui ressemble aux manuscrits arabes anciens. "

 

À Chaza d’ajouter : " Un sentiment de crainte est invoqué lorsqu’on observe des manuscrits. C’est peut-être dû à l’effet qu’ils ont sur nous. Nous nous taisons automatiquement devant eux, essayant de comprendre leur contenu. Mais une autre chose suscite aussi la crainte. Lorsque nous écrivons une lettre adressée au père – la cause de notre existence – nous sommes confrontés à un aveu implicite de la supériorité ou de l’autorité [du père] sur l’auteur. Selon les moments et la trajectoire de chacun, cela peut susciter la gratitude ou l’opposition face à cette ‘’cause’’ qui nous a permis d’exister. "

On peut même aller plus loin et penser qu’en insérant un contenu littéraire " profane " à un support traditionnellement sacré, Chaza interroge sa relation au créateur. Elle met l’art et la psyché à la place du religieux, en choisissant le texte de son écrivain favori – Kafka – dans un dialogue impossible avec celui qui lui a donné la vie, ex amateur de vieux manuscrits.

L’artiste souhaite écrire à son père une lettre qui ne semble jamais se fixer. Peut-être ne l’atteindra-t-elle jamais. Le spectateur est ainsi laissé dans l’incertitude, suspendu entre deux imaginaires : celui d’une fille qui tente de s’exprimer, et celui d’un père qui essaie de comprendre.

En piégeant le spectateur dans ses propres doutes, l’artiste aborde les peurs inhérentes à la communication père/fille – une communication ici perdue depuis longtemps. Si une lettre jamais écrite ne sera jamais reçue, une lettre écrite sera-t-elle toujours reçue ?

" Lettre au père " par Chaza Charafeddine, au Mina Image Center, du 10 novembre au 30 décembre 2021. Entrée libre : jeudi, vendredi, samedi de 12h à 17h.
Conception sonore : Rana Eid – DB Studio

Un livre d’artiste, conçu par Nathalie Elmir, comporte 12 des 15 manuscrits de l’exposition.